Séminaire virtuel
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Peu de thèmes en philosophie juridique, politique et sociale, suscitent plus de débats, de déchirements et de passions, que le statut et les relations entre "intérêts particuliers, intérêts généraux et corps intermédiaires". Cela démontre que ce sont des thèmes d'actualité, car si passion rime avec engagement, les engagements de chacun signalent à leur manière limportance des enjeux par rapport à lorientation de notre modernité juridique et politique. Nous n'avons pas à chercher longtemps pour observer ces passions, et la façon dont, par concepts interposés, tels ceux de Patrie, Loi, Constitution, Liberté, elles revendiquent souvent le "droit" (i.e. le privilège) d'avoir la prééminence sur la question de la démocratie, sinon de locculter ouvertement. Au-delà de lagitation des passions il sagit de démêler avec une rigueur accrue les enjeux sous-jacents au problème des rapports entre "intérêts particuliers, intérêts généraux et corps intermédiaires.
Répondant à ce défi, nous examinerons ici certains des enjeux juridiques et politiques qui s'expriment par ces notions et les débats les entourant. Nous analyserons plus spécifiquement les courants philosophiques qui en discutent puisque c'est précisément au sein de ces courants que les thèmes dont nous discutons ont pris naissance et s'imposer à la pensée contemporaine. Relevons deux courants principaux : le républicanisme qui nous renvoie à Rousseau, et le libéralisme qui nous renvoie à Locke. Dans le prolongement de ces deux courants, nous ferons enfin quelques remarques sur la façon dont Habermas envisage ces notions dans une perspective démocratique, et surtout dégagée des préjugés courants.
LE DROIT POLITIQUE DE LA RÉVOLUTION : LE RÉPUBLICANISME Tant la Révolution anglaise de 1688 que la Révolution française de 1789 ont provoqué un bouleversement dans la façon dont la société politique se représente à elle-même. Si les deux révolutions se ressemblent beaucoup dans leur volonté de mettre un terme à l'absolutisme juridique et politique et dans la modernité, la Révolution française se distingue en se voulant philosophique, là où la révolution anglaise voulait être morale et juridique 1. La pensée anté-révolutionnaire a largement pour but de libérer la société politique, et la Révolution française est le triomphe de ces idées. Lorsque Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) atteint un statut aussi éminent dans la Révolution française, au point d'être nommé à titre posthume le philosophe de la Révolution 2, cest en partie pour la façon dont il met de lavant la dichotomie républicaine "intérêts particuliers" et "intérêts généraux" en regard du droit. Intérêts particuliers selon Rousseau Certes, Rousseau est beaucoup plus loquace au sujet des intérêts généraux dans son ouvrage de 1762, Du contrat social ou principes du droit politique. La question de l'intérêt particulier constitue pourtant le tremplin d'où sa philosophie prend son envol. Il faut en conséquence souligner que cette notion d'intérêt particulier se développe sur deux axes assez différents. ?D'un côté, Rousseau prend parti pour la petite bourgeoisie industrielle, commerciale et agricole, directement engagée dans la production. Il y a un côté romantique, chez Rousseau, qui s'exprime par l'appel à un retour à la nature, à la vie simple, à l'homme métamorphosant lui-même la nature. Nous avons pourtant tort de prendre cet appel au pied de la lettre, comme uniquement romantique, car il se construit, dans les écrits de Rousseau, une valorisation d'une part d'un "état de nature" individualiste et d'autre part, une revalorisation de l'homme libre par le travail et lindustrie. Rousseau valorise les vertus de la vie simple, caractérisant les petits bourgeois, les agriculteurs, les petits commerçants, les artisans, à lencontre de la vie froide et calculatrice de la grande bourgeoisie et des écrivains de son époque (voir le Discours sur les sciences et les arts). De l'autre côté, Rousseau souligne que ces intérêts particuliers sont le point de départ pour penser les intérêts généraux sur le plan politique. Ainsi, les intérêts particuliers qui s'expriment s'imposent aux intérêts généraux avant de se fondre en eux. Cela nous met sur la piste des intérêts particuliers comme inéluctablement rattachés à un idéal de bien vivre sous la loi. Avec cette limite. pourtant qui caractérise si bien le républicanisme : les intérêts particuliers sont avant tout prépolitiques et doivent, en fin de compte, s'épanouir dans un cadre plus large, cest-à-dire à l'intérieur des intérêts généraux tels quexprimés par la loi. Intérêts généraux selon Rousseau Si les intérêts particuliers se retrouvent toujours dans un état prépolitique chez Rousseau, ceux-ci devront se réaliser politiquement dans et par la "volonté générale". Cette volonté générale les subsume en elle en leur attribuant leur sens ultime dans une soumission à la Loi et à la République. La notion de volonté générale résume la façon dont Rousseau présente les intérêts généraux comme plus encore, mais aussi autre chose que l'addition pure et simple des intérêts de tous. Ceux-ci se dissolvent dans la Souveraineté et dans la loi comme cadre et garanties des intérêts particuliers et généraux. Le fait que les intérêts généraux soient politiques chez Rousseau se manifeste avant tout dans sa conception de la souveraineté. La souveraineté n'est plus dépendante d'un individu, mais se concrétise dans le peuple souverain : "la souveraineté n'étant que l'exercice de la volonté générale ne peut jamais s'aliéner, ( ) le souverain, qui n'est qu'un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté" (Du contrat social, Livre II, chap. 1). C'est en conséquence la loi, la législation dans la République, qui se dessine comme le moment où la souveraineté du peuple prend corps. Chez Rousseau, la loi, comme consécration des intérêts généraux, devient en conséquence absolue. C'est le seul lieu légitime à l'égard des intérêts particuliers et également l'incarnation des limites et de la signification de ces derniers. La loi de Rousseau ne se superpose pas uniquement aux intérêts particuliers, mais se substitue largement à eux et les "colorent" amplement. La liberté de poursuivre ses intérêts particuliers est fonction, au bout du compte, de la liberté permise par la loi. Mais comment, dans une telle situation, s'opposer à la loi, aux intérêts généraux, étant donné que ceux-ci sont supposés toujours englober tous les intérêts particuliers dignes de considération ? Interdiction des corps intermédiaires selon Sieyès Déjà, chez Rousseau, se dessine l'interdiction des corps intermédiaires, c'est-à-dire de la représentation politique des corporations, des métiers, des églises, des régions, des minorités et autres, comme ayant un statut "public". C'est pourtant l'abbé Emmanuel Joseph Sieyès (1748-1836), un autre théoricien clef de la Révolution française, qui, avant d'autres, met de lavant cette interdiction philosophique et pratique dans son livre clef Qu'est-ce que le Tiers État ? en 1789. Le plan de ce livre trouve encore son écho aujourdhui : " Qu'est-ce le Tiers État? - TOUT. Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique ? - RIEN. Que demande-t-il? - À ÊTRE QUELQUE CHOSE. " Or, si nous pouvons facilement être en accord avec la critique que Sieyès adresse à l'Ancien régime, le problème se corse lorsque lon perçoit Sieyès comme un constructeur "constitutionnel", en particulier en regard de la question des corps intermédiaires. En effet, pour Sieyès, les corps intermédiaires doivent être éradiqués : " Qu'on ne soit donc pas étonné si l'ordre social exige avec tant de rigueur de ne point laisser les simples citoyens se disposer en corporations [ ] Les intérêts par lesquels les citoyens se ressemblent sont donc les seuls qu'ils puissent traiter en commun, les seuls par lesquels et au nom desquels ils puissent réclamer des droits politiques, c'est-à-dire une part active à la formation de la Loi sociale, les seuls par conséquent qui impriment au citoyen la qualité représentable ". La conséquence immédiate est que les corps intermédiaires (de statut public) n'ont plus aucune légitimité et même se placent dans une illégalité à la fois contraire à la République et à la liberté individuelle. Côté république, l'existence et la reconnaissance d'un quelconque corps intermédiaire pouvaient-elles être autre chose que l'usurpation de la souveraineté étatique, obscurcissant la relation entre la République et le citoyen ? Côté individuel, l'existence et la reconnaissance des intermédiaires ne portent-elles pas atteinte à la liberté de l'individu telle qu'accordée et délimitée par la loi ? Les corps intermédiaires n'ont aucune place dans le modèle républicain, qui ne peut reconnaître que le citoyen d'un côté et la Souveraineté de la loi de l'autre.
Le républicain et la suprématie des intérêts généraux Nous pouvons maintenant, de façon schématique, dire que le républicanisme juridique se déploie comme suit en ce qui concerne les "intérêts":
En conséquence, le républicanisme se forme dans l'exaltation de la loi comme seule représentante des intérêts généraux. Les intérêts particuliers (de même que les individus) se trouvent ainsi toujours dans une position d'infériorité à l'égard de la loi. Comme le dit encore Sieyès : "Les droits politiques, comme les droits civils, doivent tenir à la qualité de citoyen". En d'autres mots, les intérêts particuliers, c'est ce que permet la loi, comme expression des intérêts généraux, expressément ou par son silence. En abordant le libéralisme et sa façon de théoriser les intérêts généraux, les intérêts particuliers et la question des corps intermédiaires, nous devons nous tourner du côté de l'Angleterre où la forme la plus poussée du libéralisme se développe philosophiquement. Nous examinerons comment le libéralisme juridique renverse l'axe des intérêts au bénéfice des intérêts particuliers. Le libéralisme se résume dans une conception morale, ou éthique, des intérêts. La moralité et les intérêts particuliers Ce sont avant tout les écrits du théologien, médecin et philosophe John Locke (1632-1704) qui marquent l'élaboration d'une théorie moderne de la moralité des intérêts. Une de ses formulations la décrit comme suit : "L'état de Nature est régi par un droit de nature qui s'impose à tous et, rien qu'en se référant à la raison, qui est ce droit, l'humanité entière apprend que, tous étant égaux et indépendants, nul ne doit léser autrui dans sa vie, sa santé, sa liberté ni ses biens ; tous les hommes sont l'uvre d'un seul Créateur tout puissant et infiniment sage, tous, les serviteurs d'un seul souverain maître, envoyés dans le monde par Son ordre et pour Ses affaires; ils sont donc Sa propriété, à lui qui les a faits, et qui leur a destiné à durer selon son bon plaisir et celui de nul autre" (Deuxième traité de gouvernement civil). Bref, Dieu a écrit dans le cur des Hommes les droits subjectifs (rights) que nul souverain ne peut altérer ou abroger. Parmi ces droits subjectifs, se trouve fondamentalement chez Locke celui de faire fructifier tranquillement et sans intervention étatique ces intérêts particuliers. Cela se traduit dans l'importance primordiale qu'occupe, chez lui, la question de la "propriété" et dintérêts "matériels". Il s'agit en somme de la liberté de poursuivre individuellement ses propres intérêts particuliers aussi longtemps que cela ne nuit pas aux autres enfants de Dieu. Non sans raison, le système libéral, tel que développé par Locke, a été caractérisé comme mettant de lavant un "individualisme possessif" 3 . Les individus deviennent le fondement même de la société en utilisant leurs forces de travail et d'intelligence pour poursuivre, en toute liberté, à la fois leurs intérêts particuliers et faire fructifier toujours davantage leur propriété. La société tout entière repose, chez Locke, sur cette poursuite libre des intérêts particuliers. Il affirme que toute contrainte ou toute limitation à cette liberté et à cette morale initiale ne peut qu'être dictatoriale. À tout le moins, elle aura besoin d'une justification particulière et temporaire devant trouver l'assentiment dans des intérêts particuliers 4 . L'intérêt général de protéger les intérêts particuliers Il est d'abord important de souligner que l'État, comme enjeu des intérêts généraux, est toujours pensé comme un ennemi potentiel dans le modèle libéral. C'est une création artificielle, un Léviathan pouvant à tout moment se tourner contre ses concepteurs. Dans cette dichotomie entre privé et public, entre ce qui est naturellement bon et ce qui est artificiel, nécessaire, mais dangereux, se construit une conception "minimalisée" des intérêts généraux. La citation de Locke ci-dessus lillustre bien. Les intérêts particuliers doivent, en principe, s'auto-limiter et assurer que nul ne lèse autrui dans sa vie, sa santé (police), sa liberté (militaire) et ses biens (tribunaux de common law). Or, si une telle auto-limitation reste idéale, la défense même de celle-ci peut être laissée à l'État pour des raisons d'efficacité. Locke fait intervenir le défaut adamique pour justifier la nécessité d'avoir un appareil pouvant impérativement faire respecter la liberté de tous. C'est en conséquence les intérêts particuliers comme objet de protection efficace qui définissent les intérêts généraux. L'État et la loi n'ont pas d'autre vocation que d'aider les citoyens face aux questions de coopération, de justice judiciaire et des infrastructures nécessaires pour optimaliser le rendement des intérêts particuliers au bénéfice de tous. Idéalement, la loi, comme l'État, doivent se concentrer sur les intérêts généraux limités à la police, le militaire, les tribunaux, et peut-être à des questions relevant de l'infrastructure matérielle, rien de plus. Ceci pour la simple raison que c'est à l'avantage des intérêts particuliers que l'État leur porte une aide de "superstructure". Immoralité des droits collectifs Toute référence, tout discours, sur les droits collectifs (cest-à-dire les droits rattachés aux statuts supra individuels) seront, par contre, immoraux. Il en va de même pour les corps intermédiaires voulant se structurer autour de droits collectifs quelconques. Comme Locke nous l'indique, les seuls "Vrais Droits" qui existent sont ceux que Dieu a inscrits dans nos curs et dans notre raison. Pour Locke, Dieu n'a sûrement rien prescrit en ce qui concerne le "fait" d'une minorité, d'une ethnie opprimée, etc. Une conclusion s'impose : de tels discours ne peuvent être qu'immoraux ou du moins l'uvre de personnes immorales poursuivant des objectifs malsains. Le libéralisme et la primauté des intérêts particuliers Le libéralisme, comme nous le connaissons aujourd'hui chez les auteurs modernes tels J. Rawls (Théorie de la justice, Paris, Seuil, 2e éd. 1997 ; Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995), R. Dworkin et tant d'autres, n'est quune des variantes de ce que nous a affirmé Locke. La spécificité de ce courant peut se résumer en quelques points succincts :
Le schème républicain est de cette façon complètement renversé, car ce qui est mis de lavant c'est bien les intérêts particuliers propres à chaque individu. Ce qui compte ce sont les intérêts particuliers, tandis que les intérêts généraux ont besoin d'une justification. Dworkin synthétise cette opinion comme suit : "Le nerf de l'affirmation d'un droit ( ) c'est qu'un individu a une prérogative à être protégé contre la majorité, fût-ce au préjudice de l'intérêt général", (Prendre les droits au sérieux, Paris, PUF, 1995, p 146). Une des tentatives les plus fructueuses aujourd'hui nous semble être le projet du philosophe allemand Jürgen Habermas pour redéfinir notre approche à l'égard des intérêts particuliers, des intérêts généraux et des corps intermédiaires tout en mobilisant le processus démocratique (Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997 ; L'intégration républicaine. Essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998). Cette philosophie refuse de statuer, comme le font les républicains et les libéraux, sur ce qui est ou doit compter comme intérêts particuliers, intérêts généraux et corps intermédiaire. La philosophie dHabermas profite aux débats démocratiques où les citoyens décident de façon autonome dans l'espace public comment se mettre d'accord concernant ces intérêts particuliers et comment construire les intérêts généraux. Habermas et le modèle démocratique La querelle entre intérêts particuliers et généraux disparaît en démocratie. Il en découle une affirmation de nous-mêmes comme des acteurs autonomes. Dès que nous ne pouvons plus désigner les intérêts comme étant soit "particuliers", soit "généraux", il ne nous reste que la démocratie comme force de concertation et de pensée quant à la signification à donner à ces catégories. C'est justement la force même de la pensée de Jürgen Habermas de souligner que ce sera uniquement par le processus démocratique que nous pourrons désormais reconnaître, réconcilier, délimiter nos intérêts comme devant se structurer en intérêts particuliers ou généraux. Habermas nous invite en effet à investir la démocratie comme processus, mettant toute situation "démocratique" entre parenthèses. Il n'y donc pas de démocratie à fêter, mais à perpétuellement réaliser 5 . La démocratie n'existe, en conséquence, que dans la mesure où elle n'est pas disponible pour la domination, mais à la seule disposition des citoyens pour s'exprimer, dialoguer et décider en toute autonomie. Le processus démocratique comme méthode pour se concerter concernant nos intérêts, et sélectionner ceux dignes d'être respectés comme généraux, comme loi, peuvent être envisagés sur deux axes complémentaires : universalité et négociation. Quant à l'exigence d'universaliser les intérêts prononcés particulièrement, il s'agit de comprendre que, dès que nous ne pouvons plus penser l'universalité que comme un idéal contrefactuel, il ne nous reste que le processus démocratique pour soumettre pratiquement aux autres ce que nous considérons, à tort ou à raison, comme étant nos intérêts et pour examiner, par la discussion, leurs prétentions à l'universalité. En fait, le processus démocratique est avant tout une démarche d'apprentissage des intérêts des autres. En mettant en commun tous nos intérêts, comme nous les comprenons et les valorisons individuellement, nous apprendrons quelque chose démocratiquement sur ce qu'autrui attend de nous à titre de co-sociétaire. Nous connaîtrons dautres côtés de la vie sociale que nous ne vivons pas, que nous ne fréquentons pas, comme exprimant des intérêts légitimes et égaux à ceux que nous défendons nous-mêmes. Les Conventions modernes des droits de l'Homme, précisément parce qu'elles sont négociées et acceptées par la communauté internationale, peuvent ici servir comme réservoir d'arguments pour les individus engagés dans le processus de choisir et structurer nos intérêts comme intérêts particuliers ou généraux. Il convient ensuite de souligner que le processus démocratique doit aussi pouvoir honorer des intérêts par des négociations devant prendre en compte tous les points de vues. Tous les intérêts d'une société moderne ne peuvent peut-être pas prétendre à l'universalité. Par contre, les intérêts minoritaires et les intérêts de la majorité peuvent souvent être avantageusement négociés en vue d'un compromis politique. Ainsi peuvent être négociés les intérêts de la femme, de l'enfant, de l'étranger, du réfugié, de l'apatride, du travailleur, du chômeur, du croyant, de l'objecteur de conscience, du contribuable, des personnes âgées, etc. La modernité, tant juridique que politique, ne peut que faire siens de tels compromis comme lexpression de la pluralité démocratique. Ainsi se réinstallent les "intérêts particuliers, les intérêts généraux et les corps intermédiaires", même si ces termes ont désormais perdu toute force sémantique. Nous devons, plus adéquatement, parler de la façon démocratique de rendre visible les intérêts de l'un et de l'autre, ainsi que de notre capacité toute démocratique de prendre en compte les intérêts de tous sans discrimination. Il s'agit d'assurer de façon égale le respect et la reconnaissance des intérêts revendiqués et même dimaginer des solutions démocratiques pouvant répondre aux besoins d'intérêts marginalisés. La politique démocratique des intérêts L'intérêt d'utiliser désormais le processus démocratique pour nous mettre d'accord sur nos intérêts et sur la façon de les honorer soit comme particuliers, soit comme généraux, peut être davantage illustré. Nous pouvons insister sur le fait que nous n'avons plus à compter sur un sens unique à accorder à ces catégories et qu'il ne nous reste qu'une politique démocratique des intérêts. Voici des exemples de la problématique : Le libre accès gratuit à l'enseignement universitaire relève-t-il de l'intérêt particulier de l'individu ? Ou doit-on dire qu'il s'agit des intérêts généraux de la société ? L'assistance médicale gratuite relève-t-elle de l'intérêt particulier de l'individu ? ou encore des intérêts généraux? Nous pouvons en fait multiplier les exemples à l'infini. Selon la réponse que nous voulons donner, nous pouvons aussi voir comment la question de "financement" se greffe immédiatement. En répondant qu'il s'agit d'un intérêt particulier, nous avons aussi affirmé que l'individu doit lui-même payer pour l'école, l'université, l'assistance médicale, la pension de vieillesse, etc. tandis que les intérêts généraux font lobjet dune prise en charge commune. Ce qui est aujourd'hui dangereux, c'est de préjuger de ces questions. Il ne faut pas croire qu'une quelconque position philosophique puisse se substituer à des dialogues ouverts et publics où les citoyens peuvent librement se concerter et faire intervenir autant de considérations et d'arguments pouvant, selon eux, éclairer la décision qu'ils doivent prendre démocratiquement. Il nen va pas autrement avec la question des "corps intermédiaires". En effet, il convient de se rappeler quaussi bien les partisans libéraux que républicains faisaient de rapides calculs: Les syndicats, qui font leur apparition dès le début du 19ème siècle, ne sont-ils que des "corps intermédiaires" en demandant un statut public ou semi-public ? Le résultat pouvait criminaliser toute organisation ouvrière (ou syndicale) et permettre par les lois, les tribunaux, la police, une répression étatique qui se superposait à une terreur patronale aussi bête que sauvage. Par la suite, personne ne s'est beaucoup offusqué quand les syndicats ont obtenu leur statut de "corps intermédiaires", mais que de vies gaspillées, de talents emprisonnés ! Or, si la question de "souveraineté" a aveuglé les esprits à ce moment, comment pouvons-nous croire que nous sommes plus clairvoyants aujourd'hui ? La "souveraineté nationale" n'est-elle pas devenue problématique, sinon obsolète dans plusieurs domaines ? Or, ce qu'il ne faut surtout pas faire ici non plus c'est de croire que les concepts suffisent à résoudre nos problèmes ; souvent, ils ne font que les augmenter. Dans la perspective d'une démocratie pluraliste, quoi de plus normal pourtant de soumettre au processus démocratique la question des délégations ou encore des abdications de souveraineté ? En fait, ne devons- nous pas plutôt élargir le processus démocratique, aller des corps intermédiaires vers les corps supranationaux? Le problème moderne des "intérêts particuliers, intérêts généraux et corps intermédiaires" n'est plus de l'ordre de la pureté des positions philosophiques, mais relève davantage de notre capacité à forger de nouveaux outils normatifs, juridiques et institutionnels pour répondre aux forces, attentes et espoirs libérés par la modernité juridique. De là l'intérêt de regarder du côté de la procédure démocratique comme utile à départager entre intérêts et à construire ce qui doit compter comme intérêts généraux pour nous. Les intérêts et l'enjeu démocratique Comme nous lavons fait pour le républicanisme et le libéralisme, nous pouvons résumer la thèse de Habermas en quelques propositions clefs :
En somme, il n'y a plus de place dans le débat sur les intérêts pour les préjugés conceptuels ; les remplace avantageusement un processus démocratique que nous avons constamment à investir. UN APPEL AUX DIALOGUES DÉMOCRATIQUES Les courants républicains et libéraux dominent encore les débats sur les rapports entre les "intérêts particuliers, les intérêts généraux et les corps intermédiaires". Ils mettent l'accent, soit sur la question de liberté (le libéralisme), soit sur celle d'égalité (le républicanisme). Une certaine restructuration philosophique sest produite récemment au profit des intérêts particuliers, comme nous lobservons dans les courants néo-libéraux (Hayek 6 ) ou encore dans le communautarisme 7 . Personne ne sera pourtant surpris si nous concluons en affirmant la valeur de l'approche habermasienne et en insistant sur les mérites du processus démocratique. Selon nous l'avantage de la position dHabermas tient à sa façon d'envisager les intérêts : il ne réfute ni le républicanisme ni le libéralisme, mais il combine leurs thèses en regard de la seule instance légitime aujourd'hui, à savoir le processus démocratique. C'est à travers le processus démocratique que nous devons nous mettre désormais d'accord sur la place et le rôle de nos intérêts particuliers et, de même, élaborer les "intérêts généraux" que nous voulons établir sur le plan législatif et institutionnel. Il ne nous reste en fait que la voie du processus démocratique pour faire reconnaître nos intérêts tant particuliers que généraux. Notes: 1-Voir G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, traduction par J. Gibelin, Paris, Vrin, 1979, p. 339 : "On a dit que la Révolution française est sortie de la philosophie et ce n'est pas sans raison que l'on a appelé la philosophie sagesse universelle, car elle n'est pas seulement la vérité en soi et pour soi, en tant que pure essence, mais aussi la vérité en tant qu'elle devient vivante dans le monde réel". Bibliographie indicative Dumouchel, Paul et Bjarne Melkevik (éd.), Tolérance, pluralisme et histoire, Paris et Montréal, L'Harmattan, 1998. Habermas, Jurgen, Droit et démocratie : Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997. Habermas, Jurgen, Intégration républicaine. Essais de théorie politique, Paris, Fayard, 1998. Kymlicka, Will, Les théories de la justice : une introduction, Montréal, Boréal, 1999 et Paris, Seuil, 1999. Locke, John, Deuxième traité du gouvernement civil, Paris, Vrin, 1977. Macpherson, C. B., La théorie politique de l'individualisme possessif de Hobbes à Locke, Paris, Gallimard, 1971. Melkevik, Bjarne, Horizons de la philosophie du droit, Paris. L'Harmattan, et Ste-Foy, Les Presses de l'Université Laval, 1998. Melkevik, Bjarne, Réflexions de philosophie du droit, Paris, L'Harmattan, et Ste-Foy, Les Presses de l'Université Laval, 2000. Rousseau, Jean-Jacques, Du contrat social ou Principes du droit politique, Paris, GF-Flammarion, 1992. Sièyes, Emmanuel Joseph, Qu'est-ce que le Tiers État ?, Paris, Flammarion, coll. Champs no. 196, 1988. |
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