Séminaire virtuel
de
philosophie du droit

sous l'égide de

LA CHAIRE UNESCO D'ÉTUDE DES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE LA JUSTICE ET DE LA SOCIÉTÉ DÉMOCRATIQUE au département de philosophie de l'Université du Québec à Montréal
Projet subventionné dans le cadre de
l'Université Virtuelle Francophone
de l'AUPELF-UREF

AUTOLÉGISLATION DÉMOCRATIQUE
ET AUTEURS-DESTINATAIRES DE DROIT
DANS LA PENSÉE DE HABERMAS

Bjarne Melkevik
Faculté de droit, Université Laval

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Le projet de modernité juridique nous semble encore représenter l’horizon indépassable, tant rationnellement que politiquement, pour penser les enjeux de droit dans notre contemporaneité. En dépit des assauts idéologiques anti-modernistes à répétition, l’idée de modernité juridique se porte plutôt bien et constitue indiscutablement aujourd'hui l'horizon contrefactuel nécessaire pour concevoir notre contemporaineté juridique. Loin de représenter une quelconque " relique " du passé, comme le prétendent les postmodernes, la promesse (encore inachevée ainsi que le dit Habermas) de la modernité juridique constitue plutôt un aiguillon indispensable pour nous permettre de comprendre les enjeux de notre engagement en faveur du droit et de prendre position à cet égard.
Dans ce dessein, nous voulons analyser la conception de modernité juridique chez Jürgen Habermas telle que celle-ci se concrétise dans la promesse de l’autolégislation démocratique.
Il s’agit d’analyser la formule de Habermas selon laquelle nous devons comprendre la modernité juridique d'après le paradigme des sujets de droit pouvant réciproquement ou mutuellement se reconnaître comme des auteurs et des destinataires des droits, des normes juridiques et des institutions juridiques. Mais surtout il s'agit de dégager le sens de cette formule qui en promulguant une conception entièrement démocratique du droit provoque une rupture avec la compréhension rationaliste et morale des philosophies modernistes du droit.
Avant de pouvoir élucider la conception de modernité juridique chez Habermas, il convient d’abord de regarder la constitution philosophique de la modernité juridique et de l’autolégislation comme rattachée au "sujet moral". Par la suite, nous pourrons comprendre comment la conception habermasienne de modernité juridique trouve son accomplissement dans une prise en compte démocratique des enjeux du droit.

AUTOLÉGISLATION DES MODERNES

Tout le sens de la philosophie du droit de l’époque dite Moderne (1500-1850 A.C.) se résume, dans une perspective rétrospective, dans la promesse de l’autolégislation : l’individu se donnant lui-même (auto-) ses propres normes (législation).
Certes, les premiers pas de l’époque Moderne sont marqués par la naissance de l’absolutisme juridique et politique dont les enjeux consistaient à renforcer le pouvoir de l'État par le biais de la Loi, sinon de créer l’État-nation dans son sens juridique. Si la transformation subie par le droit dans cette période absolutiste était primordiale pour l’aménagement de la réalité moderne du droit, l’idée de l’autolégislation sonne philosophiquement le glas de l’absolutisme juridique et politique.
Trois modèles philosophiques de l’autolégislation proposés à l’époque moderne peuvent être dégagés : le modèle libéral représenté par John Locke, le modèle républicain par J.-J. Rousseau, et le modèle de synthèse de E. Kant.

Le modèle libéral
John Locke (1632-1704), théologien, philosophe et médecin, nous présente le modèle classique du libéralisme sur la question de l’autolégislation.
Dans le Deuxième traité du gouvernement civil (1690), Locke déclare que l’homme "est né (…) muni d’un titre à la liberté parfaite et en pleine jouissance de tous les droits et privilèges de la loi de la nature" (Deuxième traité du gouvernement civil, Paris, Vrin, 1977, p. 122). Il définit, en prolongement, la société politique par le fait d’instituer "un juge compétent pour statuer sur tous les litiges et pour redresser les torts dont viendrait à souffrir un membre quelconque de la république" (p. 124).
Le moment de l’autolégislation est par conséquent situé dans le passage entre les droits pré-politiques (qui sont donnés par la "nature" de l’homme) et les droits affirmés politiquement. C’est le paradigme d’un "contrat social" qui représente de cette manière le moment de l’autolégislation : chaque être doué d’un sentiment moral et de raison peut (et doit) par ce paradigme pouvoir se considérer rationnellement comme "législateur" de ses propres droits. D’où par ailleurs le "contrat social" comme garantie égale et mutuelle des droits de tous.
Le moment de l’autodétermination est toujours secondaire, chez Locke, relativement aux droits moraux originaires, aux droits déjà donnés par la "nature" de l’homme. Le projet de l’autolégislation dans son sens politique ne sert qu’à affirmer, sinon à rendre efficace, ces droits pré-politiques. Ils se présentent comme étant les droits "fondamentaux" que le droit politique doit "naturellement" et moralement reconnaître. De cette façon, toute la question de l’autolégislation est propulsée vers une politique de reconnaissance de ces droits pré-politiques. Ainsi s’instaure sous l'influence de Locke, le modèle libéral "classique" de l’autodétermination du droit tel que nous le reconnaissons aujourd’hui encore chez des auteurs comme John Rawls et Ronald Dworkin.

Le modèle républicain
Le modèle républicain développé par Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), est surtout intéressant par l’effort de sortir le projet de l’autolégislation du carcan des droits préétablis. Même en étant encore prisonnier du langage des "droits naturels", Rousseau touche la question de l’autolégislation autrement que comme un simple processus de reconnaissance morale et ceci en introduisant la perspective de "souveraineté populaire".
Le concept de "souveraineté populaire" pousse, en effet, Rousseau à affirmer que "le Peuple soumis aux lois en doit être l’auteur" (Du contrat social, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 63). Ce qui signifie pour le républicanisme rousseauiste que " chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout" (p. 40).
Rousseau n’est pourtant nullement un démocrate et ce discours de fondation de l'État et de ses attributs (i.e. la législation) souffre de n'être qu’un contrat unique au profit de tous. Il s’agit en fait d’un contrat social qui unifie l’individu avec l’État comme signe de l’unification de tous.
L'État rousseauiste, comme incarnation d’une "volonté générale", est un corps moral et collectif où l’individu peut se reconnaître comme être raisonnable et moral.
S’il existe une tension conceptuelle forte entre l’individualisme et le collectivisme dans le républicanisme de Rousseau, il n’empêche que sur le plan du droit, c’est le modèle collectiviste, sinon organique de l'État, qui prédomine dans le concept de la "volonté générale". Il s’ensuit que la promesse de l’autolégislation se perd en fin de compte, chez Rousseau, dans une vision organique de l'État. On voit, plus précisément, qu’une fois l'État de "volonté générale" instauré, l’individu ne se retrouve que comme une partie d’une totalité avec pouvoir absolu.
Selon la formule de Rousseau "le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens" (p. 156). Ce qui se résume dans l'affirmation voulant que si l’autolégislation rousseauiste se voit dans le discours de fondation de l'État, l’exercice du pouvoir au nom de la "souveraineté populaire" n’est qu’une hétéronomie " républicaine ".

Le modèle kantien
Kant (1724-1804) présente, pour sa part, une synthèse du libéralisme et du républicanisme. Plus important encore, il travaille avec des outils philosophiques beaucoup plus raffinés que les auteurs mentionnés. Inscrivant le projet de l’autolégislation à l’intérieur de sa philosophie transcendantale, Kant s’appuie sur le concept de l’autonomie. Comme l’autonomie est pour Kant le fondement de la moralité, elle est également, comme manifestation de la liberté de l’Homme, le fondement de tout "droit" ou mieux de toute normativité juridique.
La notion de l’autolégislation englobe de cette façon un élément entièrement moral où l’autonomie fait référence à la propriété de la volonté individuelle d’être à elle-même sa propre loi. Elle possède pourtant aussi un élément se rattachant au républicanisme rousseauiste. Kant le formule ainsi : "seule la volonté concourante et unie de tous, en autant que chacun décide de la même chose pour tous et la même chose pour chacun, par conséquente seule la volonté universellement unifiée du peuple peut donc être législatrice" (Métaphysique des mœurs. Tome 2 : Doctrine de droit. Doctrine de la vertu, Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 129).
L’autolégislation, dans son sens de morale juridique, se fait connaître et se conjugue avec l’autolégislation comme œuvre de tous, à savoir les actes juridiques que nous retrouvons et apprécions comme supposément "rationnels" pour tous selon le libre arbitre.
Le problème avec cette conception de l’autolégislation est que Kant n’explique jamais la relation entre ces deux moments, entre l’autonomie individuelle et l’autonomie politique. Certes, il passe de l’une à l’autre, mais comment un tel passage peut-il philosophiquement se réaliser ? Mystère! Comme l’affirme Simone Goyard-Fabre, une spécialiste de la philosophie du droit kantienne : "contre toute attente, Kant, dans la Doctrine du droit, n’examine ni le mécanisme opératoire ni la nature intrinsèque de l’acte qui répond à l’impératif de l’union civile" (La philosophie du droit de Kant, Paris, Vrin, 1996, p. 153.
Il en résulta, comme le confirme l’évolution du kantisme juridique, que si l’autolégislation repose sur le paradigme du sujet moral, l’autolégislation politique ne peut rester qu’hypothétique et secondaire. En somme, soit elle se perd dans l’imprécision au profit de la morale individuelle (i.e. le devoir), soit elle ne sert qu’à affirmer moralement des lois reçues comme destinataires.

Morale ou démocratie
Quoique nous devions apprécier à leur juste valeur les notions de l’autolégislation ainsi développées par les auteurs modernes, notre analyse a déjà révélé plusieurs apories théoriques qui hypothéqueront largement l’entreprise.
Insistons davantage sur deux de ces apories, à savoir, premièrement, le droit construit monologiquement sur le paradigme d’un "sujet moral" et, deuxièmement, le manque à assurer le projet du droit comme une œuvre réellement démocratique.
D’abord, en ce qui concerne le "sujet moral".
Nous avons pu constater, que les trois versions de l’autolégislation des Modernes se construisent, chacune à sa façon, sur l’image d’un sujet moral qui se donne des droits monologiquement. En fait, la promesse de l’autolégislation est soumise à l’autonomie individuelle sur le plan moral. Ainsi, tous les modèles font-ils référence à l’homme seul et moral qui, soit légalise des droits pré-politiques comme dans le libéralisme, soit légalise ses aspirations juridico-politiques dans la Loi de la République, soit encore se soumet aux lois de la raison morale comme l’enseigne encore le kantisme.
Le projet de droit se perd, de cette façon, dans le sujet moral ou dans la métaphysique supposée le soutenir et le fonder, ou encore dans ce discours de fondation de normes juridiques où l’idée de l’autolégislation insiste toujours sur le rôle de destinataire au détriment de celui de l’auteur.
Insistons, ensuite, sur le fait que le projet de l’autolégislation des Modernes n’est pas démocratique. C’est plutôt un projet moral où le sujet (l’individu) doit s’assurer que le droit et l'État sont également moraux. Certes, aucune de ces théories n'est en soi antidémocratique, nous pouvons même affirmer qu’elles annoncent philosophiquement le virage démocratique qu’entreprendront ensuite les sociétés occidentales. Mais en mettant le sujet moral, et les principes qui font que le sujet est moral, au-dessus de la démocratie, ils réduisent la démocratie à n’être qu’un instrument, un outil, un médium de déploiement, pour ce même sujet moral. La démocratie n’a aucune valeur "en soi", avec la conséquence que l’exigence démocratique du droit sera instrumentalisée au profit d'une insaisissable morale.
La métaphysique qu’exprime la promesse de l’autolégislation des Modernes n’est plus la nôtre. Devrions-nous par conséquent délaisser ce projet, comme le souhaitent les anti- ou les post-modernistes, ou le poursuivre par une théorisation plus solide ? Choisissant cette dernière option, nous pouvons maintenant nous adresser à la reformulation habermasienne de l’exigence démocratique de l’autolégislation dans le cadre de la modernité juridique.


HABERMAS ET L'EXIGENCE DÉMOCRATIQUE DE L'AUTOLÉGISLATION

L’objectif de Habermas consiste à sortir la question de l’autolégislation des apories du sujet moral et à repenser entièrement le sens que peut avoir la promesse de l’autolégislation aujourd’hui. Sans jamais remettre en doute la pertinence du sujet moral, mais le présupposant toujours disponible en regard de l’autonomie politique et de l’intersubjectivité juridique, Habermas cherche à envisager autrement le sens de l’autolégislation moderne tout en le réconciliant avec ce que nous pouvons apprécier comme le fond du problème aujourd’hui, à savoir comment penser le droit comme une œuvre démocratique. C’est justement ici qu’intervient la question de l’intersubjectivité comme pouvant "porter" démocratiquement le projet juridique.

L'intersubjectivité démocratique
Habermas envisage l’intersubjectivité dans le sens d’une autonomie politique où les sujets peuvent mutuellement se considérer comme des auteurs et des destinataires des lois et des droits qu’ils se donnent eux-mêmes réciproquement :

"L’idée d’autolégislation par les citoyens requiert en effet que ceux qui sont soumis au droit en tant que destinataires se pensent aussi comme auteurs du droit. (…) Seule une mise en œuvre politiquement autonome du droit permet aussi à ses destinataires d’avoir une compréhension correcte de l’ordre juridique dans son ensemble. En effet, un droit légitime n’est compatible qu’avec un code de contrainte juridique qui ne détruit pas les motifs rationnels qu’il y a d’obéir au droit" (J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, coll. NRF-Essais, 1997, p. 138. Souligné par Habermas).

Si donc l’autolégislation garde pour Habermas sur le plan individuel, sa signification d’"autonomie morale", le droit comme un projet consistant à vivre ensemble ne peut être développé que comme "autonomie politique". Autrement dit, le droit doit être créé comme projet commun de tous les individus qui forment la communauté juridique. La différence est précisément l’exigence démocratique qui nous interdit désormais de penser le droit comme l’œuvre d’un individu moral seul. Le droit doit suivant Habermas plutôt être confirmé dans la délibération démocratique, comme le résultat ou l’œuvre de "tous". Le projet moderne de l’autolégislation fait en conséquence référence aux droits que nous nous donnons mutuellement.

L’intersubjectivité vise en conséquence à situer le citoyen comme auteur qui est en même temps destinataire du droit. Habermas nous invite à envisager comment les citoyens politiquement autonomes peuvent effectivement se voir et se confirmer mutuellement comme des auteurs des droits.
La réponse qui s’impose, selon Habermas, est le modèle discursif des prises de position par oui ou par non à l'égard d'un acte de parole dans l'espace public. En tant que participant dans des discussions démocratiques les co-sociétaires doivent pouvoir examiner si et à quel degré une norme proposée comme digne de validité doit être considérée comme telle. Devant une norme contestée, les co-sociétaires doivent également examiner si celle-ci trouve ou est susceptible de trouver l'adhésion de toutes les personnes qui seraient d'une façon ou d'une autre concernées. En fait, dans l’usage du langage à des fins d’entente, les sujets ou bien parviennent à un accord sur la validité à laquelle prétendent leurs actes de parole, ou bien constatent des désaccords dont ils conviennent de tenir compte. Un acte de parole dans l'espace public élève de cette manière des prétentions à la validité qui appelle une reconnaissance intersubjective.
Habermas prétend, de cette façon, que la question de la validité sociale et juridique des normes et des pratiques se résoudra dans une dynamique intersubjective indispensable qui renvoie à des arguments pouvant être rationnellement acceptables pour tous. De cette manière, le pouvoir communicationnel qui s’exprime dans les actes de paroles ne peut se manifester qu’à travers l’intersubjectivité : le rôle d’auteur et réciproquement de destinataire se construit dans le processus communicationnel visant à sélectionner les normes à honorer comme juridiquement valides.

Formation d'une volonté commune
Le sens du concept de démocratie consiste, comme le souligne Habermas, dans la formation d'une volonté commune pouvant se concrétiser dans un droit et dans des institutions démocratiques. À savoir, dans une volonté commune obtenue démocratiquement et n'ayant aucune autre vocation que d'affirmer démocratiquement le "nous juridique" sans porter ombrage à l'autonomie privée. C’est justement à ce stade que l’intersubjectivité doit se confirmer politiquement par la formation d'une volonté commune. Habermas l'exprime comme suit:

"[L]’idée d’une autolégislation, idée qui, pour la volonté individuelle, signifie autonomie morale, prend le sens d’une autonomie politique pour la formation de la volonté collective, et ce pas seulement du fait que le principe de discussion est appliqué à un autre type de normes d’action, prenant à travers le système des droits lui-même une forme juridique" (J. Habermas, op. cit., p. 176).

La volonté commune ou, plus précisément, démocratique se crée effectivement dans l’espace public. Les co-sociétaires juridiques doivent être en mesure de se considérer réellement comme auteurs des normes auxquelles ils sont soumis en tant que destinataires par une libre formation de l'opinion et de la volonté politique. Le droit issu de l’intersubjectivité nécessite, selon Habermas, un espace de participation illimitée de prise de parole. La formation commune et individuelle de la volonté et de l’opinion est, dans ce sens, discursive. Elle repose sur, et fait référence à, des discours sociaux issus de la liberté communicationnelle. Mais le caractère discursif de la formation de l’opinion et de la volonté a également un sens pratique en ce qu’il crée des relations nécessaires à l’intersubjectivité non mutilée. D’où suit, précisément, la souveraineté du peuple comme produite, sinon gérée, par l’espace public et les discours qui s’y déroulent, concrétisant une homologie communicationnelle entre la formation collective et la formation individuelle de volonté et d’opinion.
Il convient d’insister sur le fait que le concept de souveraineté du peuple renvoie, de cette façon, à ce qui doit être le sens de l’autolégislation moderne, à savoir que ce sont les discours libres dans l’espace public qui, sans contrainte, peuvent assurer communicationnellement les sujets rcomme étant les auteurs réciproques de leurs droits, de leurs normes juridiques, de même que de leurs institutions. Or, si les sujets doivent pouvoir se reconnaître mutuellement comme des auteurs et des destinataires de leurs droits, nous pouvons y voir l’idée d’une égalité entre ces mêmes sujets. Il s’agit à la fois d’une question de principe où les privilèges et les passe-droits se condamnent d’eux-mêmes, mais aussi d’une attente démocratique qui appuie l’idée de l’autolégislation.

Droits démocratiques fondamentaux
L’idée de l’autolégislation démocratique effectue, selon Habermas, une coupure dans le concept des droits fondamentaux entre ceux qui expriment l’intérêt égal de tous les membres d’une société politique et ceux qui expriment, quant à eux, les volontés particulières (J. Habermas, op. cit., p. 484-488). Comme le dit Habermas, les " destinataires du droit ne peuvent pas s'imaginer en être les auteurs si le Législateur a découvert les droits de l'homme comme des faits moraux pour se contenter ensuite de leur conférer un statut positif " (J. Habermas, op. cit., p 485).
Les droits humains (ou droits fondamentaux), qui expriment l’intérêt de tous, doivent en conséquence avoir prééminence, dans la perspective de l’autolégislation démocratique, sur les droits particuliers et positifs. En fait, les droits assurant et consolidant l'autolégislation démocratique représentent, pour Habermas, l'aspect fondamental pour le droit. Ce sont eux, les droits fondamentaux démocratiques, qui assurent la participation politique en renvoyant à l'institutionnalisation juridique d'une formation publique de l'opinion et de la volonté en train de démocratiquement sélectionner les droits adéquats.
Habermas conçoit, en conséquence, les droits fondamentaux comme débouchant sur le droit fondamental suivant :
" Des droits fondamentaux à participer à chances égales aux processus de formation de l'opinion et de la volonté constituant le cadre dans lequel les citoyens exercent leur autonomie politique et à travers lequel ils instaurent un droit légitime " (J. Habermas, op. cit., p 140 - souligné par Habermas).
Ce qui veut dire que la promesse de l'autolégislation démocratique doit, suivant Habermas, se concrétiser dans le processus démocratique. Dans un processus ouvert et autonome, ne pouvant dépendre que de ses propres forces, c'est-à-dire de l'investissement démocratique des citoyens en tant que déjà sujets de droit.
L’idée habermasienne de l’autolégislation ne peut se réaliser qu’en harmonie avec des droits fondamentaux démocratiques qui peuvent encadrer de façon procédurale le processus effectif de l’autolégislation. À vrai dire, ce processus de légitimation s'intègre au système de droit, parce qu'il nécessite lui-même une institutionnalisation juridique faisant pièce aux contingences d'une communication quotidienne qui flotte librement sans avoir forme déterminée. Ainsi les membres d’une société politique pouvant être fragiles et vulnérables face à des forces hétérogènes, et ayant besoin d’une protection juridique pour pouvoir disposer de leur liberté communicationnelle, le projet de l’autolégislation démocratique doit impérativement assurer l’exercice démocratique dans un faisceau de droits démocratiques pouvant le servir procéduralement.

Inévitable horizon de l'autolégislation démocratique
L’idée de la modernité juridique se résumant dans le projet de l’autolégislation démocratique d'Habermas est bien complexe. Nous n’avons d’ailleurs pu donner que l’arête principale, laissant encore en suspens plusieurs questions de première importance, dont celle du passage chez Habermas d’un discours de fondation de normes à un discours de sélection de normes.
Ce que nous pouvons dire, pour conclure cette section, c’est que l’idée de l’autolégislation doit chez Habermas se résumer à l'intérieur d'un concept démocratique du droit. Il nous oblige à penser le droit à l'aune de la démocratie. En fait, ce concept démocratique du droit déplace notre compréhension du droit vers la place publique et vers le processus discursif où s'affirment des citoyens libres et autonomes. De cette façon, le droit doit aussi se comprendre comme lié au débat politique, social et économique, mais cela implique aussi que personne ne doit, pour une raison quelconque, être exclu du débat démocratique.

EN GUISE DE CONCLUSION


Il y a deux formes de modernité juridique qui se profilent dans la promesse de l'autolégislation : soit l'autolégislation à partir du sujet moral, soit l'autolégislation à partir du processus démocratique. Seule l'autolégislation démocratique, accompagnée par une conception démocratique du concept même du droit, nous semble pertinente pour répondre à l'exigence de notre temps. Après la faillite de la métaphysique et de l'évolutionisme moral, la démocratie reste notre seule ressource disponible aujourd'hui pour conjuguer légalité avec légitimité.
Que pouvons-nous observer dans le monde ? Des citoyens pour lesquels il ne suffit plus de se soumettre à une autorité hétérogène, qu'elle soit morale, politique ou religieuse, ou simplement redoutable. Nous pouvons voir des individus qui protestent et qui se révoltent quand on leur impose des lois contre leur volonté. Nous pouvons voir des sujets de droit qui expriment leur volonté de prendre en charge leur destin juridique. L’idée de l’autolégislation démocratique est toujours là : c’est uniquement la science juridique qui doit la découvrir et oublier leur pyramide (Kelsen), leurs Hercules (Dworkin), leur sujet hypothético-moral (Rawls). L’idée habermasienne de l’autolégislation démocratique nous oblige à prendre à nouveau la mesure de notre contemporaineté juridique et surtout à modifier notre compréhension du projet juridique moderne.

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Bibliographie
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— "Du contrat à la communication : Habermas critique Rawls", Philosophiques, vol. XXIV, no 1, 1997, pp. 59-70; numéro thématique, sous la direction de B. Melkevik, intitulé "Avez-vous lu Rawls"?
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