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Le projet de modernité juridique nous semble encore représenter lhorizon indépassable, tant rationnellement que politiquement, pour penser les enjeux de droit dans notre contemporaneité. En dépit des assauts idéologiques anti-modernistes à répétition, lidée de modernité juridique se porte plutôt bien et constitue indiscutablement aujourd'hui l'horizon contrefactuel nécessaire pour concevoir notre contemporaineté juridique. Loin de représenter une quelconque " relique " du passé, comme le prétendent les postmodernes, la promesse (encore inachevée ainsi que le dit Habermas) de la modernité juridique constitue plutôt un aiguillon indispensable pour nous permettre de comprendre les enjeux de notre engagement en faveur du droit et de prendre position à cet égard.
Dans ce dessein, nous voulons analyser la conception de modernité juridique chez Jürgen Habermas telle que celle-ci se concrétise dans la promesse de lautolégislation démocratique.
Il sagit danalyser la formule de Habermas selon laquelle nous devons comprendre la modernité juridique d'après le paradigme des sujets de droit pouvant réciproquement ou mutuellement se reconnaître comme des auteurs et des destinataires des droits, des normes juridiques et des institutions juridiques. Mais surtout il s'agit de dégager le sens de cette formule qui en promulguant une conception entièrement démocratique du droit provoque une rupture avec la compréhension rationaliste et morale des philosophies modernistes du droit.
Avant de pouvoir élucider la conception de modernité juridique chez Habermas, il convient dabord de regarder la constitution philosophique de la modernité juridique et de lautolégislation comme rattachée au "sujet moral". Par la suite, nous pourrons comprendre comment la conception habermasienne de modernité juridique trouve son accomplissement dans une prise en compte démocratique des enjeux du droit.
AUTOLÉGISLATION DES MODERNES
Tout le sens de la philosophie du droit de lépoque dite Moderne (1500-1850 A.C.) se résume, dans une perspective rétrospective, dans la promesse de lautolégislation : lindividu se donnant lui-même (auto-) ses propres normes (législation).
Certes, les premiers pas de lépoque Moderne sont marqués par la naissance de labsolutisme juridique et politique dont les enjeux consistaient à renforcer le pouvoir de l'État par le biais de la Loi, sinon de créer lÉtat-nation dans son sens juridique. Si la transformation subie par le droit dans cette période absolutiste était primordiale pour laménagement de la réalité moderne du droit, lidée de lautolégislation sonne philosophiquement le glas de labsolutisme juridique et politique.
Trois modèles philosophiques de lautolégislation proposés à lépoque moderne peuvent être dégagés : le modèle libéral représenté par John Locke, le modèle républicain par J.-J. Rousseau, et le modèle de synthèse de E. Kant.
Le modèle libéral
John Locke (1632-1704), théologien, philosophe et médecin, nous présente le modèle classique du libéralisme sur la question de lautolégislation.
Dans le Deuxième traité du gouvernement civil (1690), Locke déclare que lhomme "est né (
) muni dun titre à la liberté parfaite et en pleine jouissance de tous les droits et privilèges de la loi de la nature" (Deuxième traité du gouvernement civil, Paris, Vrin, 1977, p. 122). Il définit, en prolongement, la société politique par le fait dinstituer "un juge compétent pour statuer sur tous les litiges et pour redresser les torts dont viendrait à souffrir un membre quelconque de la république" (p. 124).
Le moment de lautolégislation est par conséquent situé dans le passage entre les droits pré-politiques (qui sont donnés par la "nature" de lhomme) et les droits affirmés politiquement. Cest le paradigme dun "contrat social" qui représente de cette manière le moment de lautolégislation : chaque être doué dun sentiment moral et de raison peut (et doit) par ce paradigme pouvoir se considérer rationnellement comme "législateur" de ses propres droits. Doù par ailleurs le "contrat social" comme garantie égale et mutuelle des droits de tous.
Le moment de lautodétermination est toujours secondaire, chez Locke, relativement aux droits moraux originaires, aux droits déjà donnés par la "nature" de lhomme. Le projet de lautolégislation dans son sens politique ne sert quà affirmer, sinon à rendre efficace, ces droits pré-politiques. Ils se présentent comme étant les droits "fondamentaux" que le droit politique doit "naturellement" et moralement reconnaître. De cette façon, toute la question de lautolégislation est propulsée vers une politique de reconnaissance de ces droits pré-politiques. Ainsi sinstaure sous l'influence de Locke, le modèle libéral "classique" de lautodétermination du droit tel que nous le reconnaissons aujourdhui encore chez des auteurs comme John Rawls et Ronald Dworkin.
Le modèle républicain
Le modèle républicain développé par Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), est surtout intéressant par leffort de sortir le projet de lautolégislation du carcan des droits préétablis. Même en étant encore prisonnier du langage des "droits naturels", Rousseau touche la question de lautolégislation autrement que comme un simple processus de reconnaissance morale et ceci en introduisant la perspective de "souveraineté populaire".
Le concept de "souveraineté populaire" pousse, en effet, Rousseau à affirmer que "le Peuple soumis aux lois en doit être lauteur" (Du contrat social, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 63). Ce qui signifie pour le républicanisme rousseauiste que " chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout" (p. 40).
Rousseau nest pourtant nullement un démocrate et ce discours de fondation de l'État et de ses attributs (i.e. la législation) souffre de n'être quun contrat unique au profit de tous. Il sagit en fait dun contrat social qui unifie lindividu avec lÉtat comme signe de lunification de tous.
L'État rousseauiste, comme incarnation dune "volonté générale", est un corps moral et collectif où lindividu peut se reconnaître comme être raisonnable et moral.
Sil existe une tension conceptuelle forte entre lindividualisme et le collectivisme dans le républicanisme de Rousseau, il nempêche que sur le plan du droit, cest le modèle collectiviste, sinon organique de l'État, qui prédomine dans le concept de la "volonté générale". Il sensuit que la promesse de lautolégislation se perd en fin de compte, chez Rousseau, dans une vision organique de l'État. On voit, plus précisément, quune fois l'État de "volonté générale" instauré, lindividu ne se retrouve que comme une partie dune totalité avec pouvoir absolu.
Selon la formule de Rousseau "le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens" (p. 156). Ce qui se résume dans l'affirmation voulant que si lautolégislation rousseauiste se voit dans le discours de fondation de l'État, lexercice du pouvoir au nom de la "souveraineté populaire" nest quune hétéronomie " républicaine ".
Le modèle kantien
Kant (1724-1804) présente, pour sa part, une synthèse du libéralisme et du républicanisme. Plus important encore, il travaille avec des outils philosophiques beaucoup plus raffinés que les auteurs mentionnés. Inscrivant le projet de lautolégislation à lintérieur de sa philosophie transcendantale, Kant sappuie sur le concept de lautonomie. Comme lautonomie est pour Kant le fondement de la moralité, elle est également, comme manifestation de la liberté de lHomme, le fondement de tout "droit" ou mieux de toute normativité juridique.
La notion de lautolégislation englobe de cette façon un élément entièrement moral où lautonomie fait référence à la propriété de la volonté individuelle dêtre à elle-même sa propre loi. Elle possède pourtant aussi un élément se rattachant au républicanisme rousseauiste. Kant le formule ainsi : "seule la volonté concourante et unie de tous, en autant que chacun décide de la même chose pour tous et la même chose pour chacun, par conséquente seule la volonté universellement unifiée du peuple peut donc être législatrice" (Métaphysique des murs. Tome 2 : Doctrine de droit. Doctrine de la vertu, Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 129).
Lautolégislation, dans son sens de morale juridique, se fait connaître et se conjugue avec lautolégislation comme uvre de tous, à savoir les actes juridiques que nous retrouvons et apprécions comme supposément "rationnels" pour tous selon le libre arbitre.
Le problème avec cette conception de lautolégislation est que Kant nexplique jamais la relation entre ces deux moments, entre lautonomie individuelle et lautonomie politique. Certes, il passe de lune à lautre, mais comment un tel passage peut-il philosophiquement se réaliser ? Mystère! Comme laffirme Simone Goyard-Fabre, une spécialiste de la philosophie du droit kantienne : "contre toute attente, Kant, dans la Doctrine du droit, nexamine ni le mécanisme opératoire ni la nature intrinsèque de lacte qui répond à limpératif de lunion civile" (La philosophie du droit de Kant, Paris, Vrin, 1996, p. 153.
Il en résulta, comme le confirme lévolution du kantisme juridique, que si lautolégislation repose sur le paradigme du sujet moral, lautolégislation politique ne peut rester quhypothétique et secondaire. En somme, soit elle se perd dans limprécision au profit de la morale individuelle (i.e. le devoir), soit elle ne sert quà affirmer moralement des lois reçues comme destinataires.
Morale ou démocratie
Quoique nous devions apprécier à leur juste valeur les notions de lautolégislation ainsi développées par les auteurs modernes, notre analyse a déjà révélé plusieurs apories théoriques qui hypothéqueront largement lentreprise.
Insistons davantage sur deux de ces apories, à savoir, premièrement, le droit construit monologiquement sur le paradigme dun "sujet moral" et, deuxièmement, le manque à assurer le projet du droit comme une uvre réellement démocratique.
Dabord, en ce qui concerne le "sujet moral".
Nous avons pu constater, que les trois versions de lautolégislation des Modernes se construisent, chacune à sa façon, sur limage dun sujet moral qui se donne des droits monologiquement. En fait, la promesse de lautolégislation est soumise à lautonomie individuelle sur le plan moral. Ainsi, tous les modèles font-ils référence à lhomme seul et moral qui, soit légalise des droits pré-politiques comme dans le libéralisme, soit légalise ses aspirations juridico-politiques dans la Loi de la République, soit encore se soumet aux lois de la raison morale comme lenseigne encore le kantisme.
Le projet de droit se perd, de cette façon, dans le sujet moral ou dans la métaphysique supposée le soutenir et le fonder, ou encore dans ce discours de fondation de normes juridiques où lidée de lautolégislation insiste toujours sur le rôle de destinataire au détriment de celui de lauteur.
Insistons, ensuite, sur le fait que le projet de lautolégislation des Modernes nest pas démocratique. Cest plutôt un projet moral où le sujet (lindividu) doit sassurer que le droit et l'État sont également moraux. Certes, aucune de ces théories n'est en soi antidémocratique, nous pouvons même affirmer quelles annoncent philosophiquement le virage démocratique quentreprendront ensuite les sociétés occidentales. Mais en mettant le sujet moral, et les principes qui font que le sujet est moral, au-dessus de la démocratie, ils réduisent la démocratie à nêtre quun instrument, un outil, un médium de déploiement, pour ce même sujet moral. La démocratie na aucune valeur "en soi", avec la conséquence que lexigence démocratique du droit sera instrumentalisée au profit d'une insaisissable morale.
La métaphysique quexprime la promesse de lautolégislation des Modernes nest plus la nôtre. Devrions-nous par conséquent délaisser ce projet, comme le souhaitent les anti- ou les post-modernistes, ou le poursuivre par une théorisation plus solide ? Choisissant cette dernière option, nous pouvons maintenant nous adresser à la reformulation habermasienne de lexigence démocratique de lautolégislation dans le cadre de la modernité juridique.
HABERMAS ET L'EXIGENCE DÉMOCRATIQUE DE L'AUTOLÉGISLATION
Lobjectif de Habermas consiste à sortir la question de lautolégislation des apories du sujet moral et à repenser entièrement le sens que peut avoir la promesse de lautolégislation aujourdhui. Sans jamais remettre en doute la pertinence du sujet moral, mais le présupposant toujours disponible en regard de lautonomie politique et de lintersubjectivité juridique, Habermas cherche à envisager autrement le sens de lautolégislation moderne tout en le réconciliant avec ce que nous pouvons apprécier comme le fond du problème aujourdhui, à savoir comment penser le droit comme une uvre démocratique. Cest justement ici quintervient la question de lintersubjectivité comme pouvant "porter" démocratiquement le projet juridique.
L'intersubjectivité démocratique
Habermas envisage lintersubjectivité dans le sens dune autonomie politique où les sujets peuvent mutuellement se considérer comme des auteurs et des destinataires des lois et des droits quils se donnent eux-mêmes réciproquement :
"Lidée dautolégislation par les citoyens requiert en effet que ceux qui sont soumis au droit en tant que destinataires se pensent aussi comme auteurs du droit. (
) Seule une mise en uvre politiquement autonome du droit permet aussi à ses destinataires davoir une compréhension correcte de lordre juridique dans son ensemble. En effet, un droit légitime nest compatible quavec un code de contrainte juridique qui ne détruit pas les motifs rationnels quil y a dobéir au droit" (J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, coll. NRF-Essais, 1997, p. 138. Souligné par Habermas).
Si donc lautolégislation garde pour Habermas sur le plan individuel, sa signification d"autonomie morale", le droit comme un projet consistant à vivre ensemble ne peut être développé que comme "autonomie politique". Autrement dit, le droit doit être créé comme projet commun de tous les individus qui forment la communauté juridique. La différence est précisément lexigence démocratique qui nous interdit désormais de penser le droit comme luvre dun individu moral seul. Le droit doit suivant Habermas plutôt être confirmé dans la délibération démocratique, comme le résultat ou luvre de "tous". Le projet moderne de lautolégislation fait en conséquence référence aux droits que nous nous donnons mutuellement.
Lintersubjectivité vise en conséquence à situer le citoyen comme auteur qui est en même temps destinataire du droit. Habermas nous invite à envisager comment les citoyens politiquement autonomes peuvent effectivement se voir et se confirmer mutuellement comme des auteurs des droits.
La réponse qui simpose, selon Habermas, est le modèle discursif des prises de position par oui ou par non à l'égard d'un acte de parole dans l'espace public. En tant que participant dans des discussions démocratiques les co-sociétaires doivent pouvoir examiner si et à quel degré une norme proposée comme digne de validité doit être considérée comme telle. Devant une norme contestée, les co-sociétaires doivent également examiner si celle-ci trouve ou est susceptible de trouver l'adhésion de toutes les personnes qui seraient d'une façon ou d'une autre concernées. En fait, dans lusage du langage à des fins dentente, les sujets ou bien parviennent à un accord sur la validité à laquelle prétendent leurs actes de parole, ou bien constatent des désaccords dont ils conviennent de tenir compte. Un acte de parole dans l'espace public élève de cette manière des prétentions à la validité qui appelle une reconnaissance intersubjective.
Habermas prétend, de cette façon, que la question de la validité sociale et juridique des normes et des pratiques se résoudra dans une dynamique intersubjective indispensable qui renvoie à des arguments pouvant être rationnellement acceptables pour tous. De cette manière, le pouvoir communicationnel qui sexprime dans les actes de paroles ne peut se manifester quà travers lintersubjectivité : le rôle dauteur et réciproquement de destinataire se construit dans le processus communicationnel visant à sélectionner les normes à honorer comme juridiquement valides.
Formation d'une volonté commune
Le sens du concept de démocratie consiste, comme le souligne Habermas, dans la formation d'une volonté commune pouvant se concrétiser dans un droit et dans des institutions démocratiques. À savoir, dans une volonté commune obtenue démocratiquement et n'ayant aucune autre vocation que d'affirmer démocratiquement le "nous juridique" sans porter ombrage à l'autonomie privée. Cest justement à ce stade que lintersubjectivité doit se confirmer politiquement par la formation d'une volonté commune. Habermas l'exprime comme suit:
"[L]idée dune autolégislation, idée qui, pour la volonté individuelle, signifie autonomie morale, prend le sens dune autonomie politique pour la formation de la volonté collective, et ce pas seulement du fait que le principe de discussion est appliqué à un autre type de normes daction, prenant à travers le système des droits lui-même une forme juridique" (J. Habermas, op. cit., p. 176).
La volonté commune ou, plus précisément, démocratique se crée effectivement dans lespace public. Les co-sociétaires juridiques doivent être en mesure de se considérer réellement comme auteurs des normes auxquelles ils sont soumis en tant que destinataires par une libre formation de l'opinion et de la volonté politique. Le droit issu de lintersubjectivité nécessite, selon Habermas, un espace de participation illimitée de prise de parole. La formation commune et individuelle de la volonté et de lopinion est, dans ce sens, discursive. Elle repose sur, et fait référence à, des discours sociaux issus de la liberté communicationnelle. Mais le caractère discursif de la formation de lopinion et de la volonté a également un sens pratique en ce quil crée des relations nécessaires à lintersubjectivité non mutilée. Doù suit, précisément, la souveraineté du peuple comme produite, sinon gérée, par lespace public et les discours qui sy déroulent, concrétisant une homologie communicationnelle entre la formation collective et la formation individuelle de volonté et dopinion.
Il convient dinsister sur le fait que le concept de souveraineté du peuple renvoie, de cette façon, à ce qui doit être le sens de lautolégislation moderne, à savoir que ce sont les discours libres dans lespace public qui, sans contrainte, peuvent assurer communicationnellement les sujets rcomme étant les auteurs réciproques de leurs droits, de leurs normes juridiques, de même que de leurs institutions. Or, si les sujets doivent pouvoir se reconnaître mutuellement comme des auteurs et des destinataires de leurs droits, nous pouvons y voir lidée dune égalité entre ces mêmes sujets. Il sagit à la fois dune question de principe où les privilèges et les passe-droits se condamnent deux-mêmes, mais aussi dune attente démocratique qui appuie lidée de lautolégislation.
Droits démocratiques fondamentaux
Lidée de lautolégislation démocratique effectue, selon Habermas, une coupure dans le concept des droits fondamentaux entre ceux qui expriment lintérêt égal de tous les membres dune société politique et ceux qui expriment, quant à eux, les volontés particulières (J. Habermas, op. cit., p. 484-488). Comme le dit Habermas, les " destinataires du droit ne peuvent pas s'imaginer en être les auteurs si le Législateur a découvert les droits de l'homme comme des faits moraux pour se contenter ensuite de leur conférer un statut positif " (J. Habermas, op. cit., p 485).
Les droits humains (ou droits fondamentaux), qui expriment lintérêt de tous, doivent en conséquence avoir prééminence, dans la perspective de lautolégislation démocratique, sur les droits particuliers et positifs. En fait, les droits assurant et consolidant l'autolégislation démocratique représentent, pour Habermas, l'aspect fondamental pour le droit. Ce sont eux, les droits fondamentaux démocratiques, qui assurent la participation politique en renvoyant à l'institutionnalisation juridique d'une formation publique de l'opinion et de la volonté en train de démocratiquement sélectionner les droits adéquats.
Habermas conçoit, en conséquence, les droits fondamentaux comme débouchant sur le droit fondamental suivant :
" Des droits fondamentaux à participer à chances égales aux processus de formation de l'opinion et de la volonté constituant le cadre dans lequel les citoyens exercent leur autonomie politique et à travers lequel ils instaurent un droit légitime " (J. Habermas, op. cit., p 140 - souligné par Habermas).
Ce qui veut dire que la promesse de l'autolégislation démocratique doit, suivant Habermas, se concrétiser dans le processus démocratique. Dans un processus ouvert et autonome, ne pouvant dépendre que de ses propres forces, c'est-à-dire de l'investissement démocratique des citoyens en tant que déjà sujets de droit.
Lidée habermasienne de lautolégislation ne peut se réaliser quen harmonie avec des droits fondamentaux démocratiques qui peuvent encadrer de façon procédurale le processus effectif de lautolégislation. À vrai dire, ce processus de légitimation s'intègre au système de droit, parce qu'il nécessite lui-même une institutionnalisation juridique faisant pièce aux contingences d'une communication quotidienne qui flotte librement sans avoir forme déterminée. Ainsi les membres dune société politique pouvant être fragiles et vulnérables face à des forces hétérogènes, et ayant besoin dune protection juridique pour pouvoir disposer de leur liberté communicationnelle, le projet de lautolégislation démocratique doit impérativement assurer lexercice démocratique dans un faisceau de droits démocratiques pouvant le servir procéduralement.
Inévitable horizon de l'autolégislation démocratique
Lidée de la modernité juridique se résumant dans le projet de lautolégislation démocratique d'Habermas est bien complexe. Nous navons dailleurs pu donner que larête principale, laissant encore en suspens plusieurs questions de première importance, dont celle du passage chez Habermas dun discours de fondation de normes à un discours de sélection de normes.
Ce que nous pouvons dire, pour conclure cette section, cest que lidée de lautolégislation doit chez Habermas se résumer à l'intérieur d'un concept démocratique du droit. Il nous oblige à penser le droit à l'aune de la démocratie. En fait, ce concept démocratique du droit déplace notre compréhension du droit vers la place publique et vers le processus discursif où s'affirment des citoyens libres et autonomes. De cette façon, le droit doit aussi se comprendre comme lié au débat politique, social et économique, mais cela implique aussi que personne ne doit, pour une raison quelconque, être exclu du débat démocratique.
EN GUISE DE CONCLUSION
Il y a deux formes de modernité juridique qui se profilent dans la promesse de l'autolégislation : soit l'autolégislation à partir du sujet moral, soit l'autolégislation à partir du processus démocratique. Seule l'autolégislation démocratique, accompagnée par une conception démocratique du concept même du droit, nous semble pertinente pour répondre à l'exigence de notre temps. Après la faillite de la métaphysique et de l'évolutionisme moral, la démocratie reste notre seule ressource disponible aujourd'hui pour conjuguer légalité avec légitimité.
Que pouvons-nous observer dans le monde ? Des citoyens pour lesquels il ne suffit plus de se soumettre à une autorité hétérogène, qu'elle soit morale, politique ou religieuse, ou simplement redoutable. Nous pouvons voir des individus qui protestent et qui se révoltent quand on leur impose des lois contre leur volonté. Nous pouvons voir des sujets de droit qui expriment leur volonté de prendre en charge leur destin juridique. Lidée de lautolégislation démocratique est toujours là : cest uniquement la science juridique qui doit la découvrir et oublier leur pyramide (Kelsen), leurs Hercules (Dworkin), leur sujet hypothético-moral (Rawls). Lidée habermasienne de lautolégislation démocratique nous oblige à prendre à nouveau la mesure de notre contemporaineté juridique et surtout à modifier notre compréhension du projet juridique moderne.
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