DES DEUX CONCEPTIONS DE LA CITOYENNETÉ À L'ARTICULATION AGORA-ECCLESIA À L'HEURE DE LA MONDIALISATION

Éric George
Professeur, département de communication, Université d'Ottawa
Chercheur, Groupe de recherche interdisciplinaire sur la communication, l'information et la société (gricis)
egeorge@uottawa.ca

Conférence donnée dans le cadre du troisième cycle annuel des Débats de la Chaire unesco-uqam sur l'étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique, sur le thème des nouvelles formes de régulation politique.

La dernière partie du 20e siècle a été notamment marquée par la remise en cause de l'État providentialiste et l'effondrement des économies centralement planifiées. Entre la fin de la seconde guerre mondiale et le début des années soixante-dix, l'État avait été le principal instrument de régulation pacifique des rapports entre les groupes sociaux sur la base de compromis établis la plupart du temps après de longues luttes, consacrant la reconnaissance de libertés et de droits fondamentaux, l'établissement de procédures d'exercice et de contrôle du pouvoir réglées pour en limiter l'arbitraire (Boyer et al., 1995). Toutefois, la situation a bien changé depuis. Les acquis, très imparfaits, ont été progressivement remis en cause sous couvert d'une dénonciation du rôle de l'État providentialiste, celui-ci étant accusé de déresponsabiliser les individus, d'être inefficace, de ne pas avoir su éviter la croissance des déficits publics, d'intervenir intempestivement dans l'économie et de corrompre la vie publique. Or, cette critique de l'État a largement eu pour but et pour résultat de remettre en question la répartition des profits entre capital et travail, la baisse du taux de profit du capital constatée à partir de la fin des années soixante étant partiellement imputable aux effets redistributifs en faveur des revenus du travail. "Dès lors, rétablir des taux de profit du capital élevés devint l'objectif principal de tous les conservateurs et néolibéraux du monde et la motivation de leur combat contre l'État social" ainsi que l'écrit Riccardo Petrella (1999, p. 3).
Par ailleurs, la fin de la croissance fordiste fondée sur l'ouverture des marchés à de nouveaux consommateurs et consommatrices a laissé aux entreprises deux voies pour tenter d'échapper à la stagnation : premièrement, la conquête de parts de marché supplémentaires, notamment à l'étranger dans les pays dits émergents ; deuxièmement, le renouvellement accéléré de la gamme des productions, l'obsolescence accélérée des produits grâce à la conjonction d'efforts soutenus en matière d'innovation, de la capacité à produire en séries de plus en plus courtes à des coûts unitaires de plus en plus bas et de l'imposition des produits par leur image, leur caractère de nouveauté, leur valeur symbolique (Gorz, 1997, p. 51-52). Cette nouvelle période qui a donc commencé au début des années soixante-dix a été notamment caractérisée par le développement des entreprises multinationales puis transnationales, l'idée principale étant que la poursuite de la croissance dépendait largement pour chaque groupe de l'accroissement de ses exportations, c'est-à-dire de l'élargissement de sa part du marché mondial. Dans un premier temps, "l'exode du capital" s'est fait à travers des firmes "qui implantaient des filiales de production dans des pays étrangers afin de pouvoir accéder aux marchés intérieurs de ceux-ci", mais le libre mouvement des marchandises était limité par des barrières douanières et le transfert des capitaux était soumis au contrôle et à l'autorisation préalable des États. Toutefois, les groupes qui subissaient le moins de contrôles et de limitations dans leur liberté de mouvement ont progressivement obtenu de meilleures chances de succès. En conséquence, l'"impératif de compétitivité" conduisait irrésistiblement à la mondialisation de l'économie et au divorce entre les intérêts du capital et ceux de l'État Nation. L'espace politique (celui des États) et l'espace économique (celui des groupes capitalistes) ne pouvaient plus coïncider" (ibid., p. 28-29).

Cette expansion du capital a également eu lieu dans des secteurs tels que la communication, la culture, l'éducation et la santé alors qu'ils avaient été pendant plusieurs dizaines d'années essentiellement régis par d'autres principes, à commencer par la notion de service public qui "freinait" le processus de mise en valeur du capital de multiples manières (1). Dorénavant, ces secteurs tendent à devenir autant de nouveaux champs susceptibles de contribuer à la mise en valeur du capital à travers leur industrialisation et leur marchandisation. Gaëtan Tremblay estime que "les transformations en cours résultent d'une [...] crise structurelle dont nos sociétés capitalistes tentent de se sortir une nouvelle fois, selon la logique qui les fonde, par une extension et un approfondissement du procès de marchandisation et d'industrialisation" (1998, p. 41). Il est même question de marchandisation du corps humain, voire à plus long terme d'autres planètes à commencer par la Lune et Mars. Comme l'affirment les économistes ultra-libéraux, tout ce qui fait l'objet du désir humain doit pouvoir être candidat à l'échange marchand. Autrement dit, la théorie du marché ne fixe aucune limite au marché.

En conséquence, les entreprises constituent plus que jamais les acteurs centraux du système capitaliste. Pourtant, certaines données ont changé. Traditionnellement, le capitalisme tendait " à se polariser en deux classes sociales à la fois complémentaires et opposées" (Taddei, 1988, p. 22). Elles étaient complémentaires parce que l'une des deux classes possédait les moyens de production alors que l'autre, étant dépourvue de ces moyens, vendait sa force de travail en échange d'un salaire. Elles étaient en situation d'opposition, car leurs intérêts différaient quant à la répartition des profits créés. Dorénavant, les salariés-es, du moins une partie d'entre eux, possèdent une partie des actions de l'entreprise au sein de laquelle ils travaillent, les retraités bénéficient du développement de fonds de pension qui résultent de la capitalisation des retraites et les responsables, voire d'autres catégories du personnel des entreprises, notamment les cadres, tendent à recevoir une partie de leur rémunération, non plus en salaire fixe mais aussi en intéressement lié aux résultats de l'entreprise. Il en a résulté une disparition progressive de la figure du capitaliste ou plutôt une absentéisation. Par conséquent, il devient beaucoup plus difficile de mettre un visage derrière le concept de mise en valeur du capital. En revanche, cette logique de rentabilisation systématique du capital est plus que jamais pregnante dans nos sociétés à une époque marquée par la domination de la sphère financière sur la sphère productive (2).

Certains analystes vont jusqu'à penser qu'une phase charnière de l'histoire se déroule actuellement sous nos yeux. Michel Freitag estime que nous assistons à une autonomisation systémique de l'économie (2000, p. 105-106). Il signale qu'Aristote avait déjà prévu cette situation en opposant à l'économie communautaire la chrématistique, autrement dit l'activité commerciale dont la finalité est dans le profit et non dans la valeur d'usage. Néanmoins, pendant plusieurs siècles, l'économie est restée subordonnée à la recherche politique du bien commun, notamment dans le cadre du corps politique constitué par les États-Nations. "La main-mise systématique de l'économie et de sa logique propre sur l'ensemble de la vie sociale et politique est donc quelque chose de bien récent, et il n'y a rien qui puisse ressembler moins à la manifestation empiriquement évidente d'une loi naturelle à laquelle il n'y aurait qu'à se soumettre. Cela a tout au contraire l'allure d'un coup de force lui-même politique" (ibid., p. 115). Autrement dit, cette question relève bien du Politique, pas de l'Économique.

Dans le cadre de l'avènement de cette nouvelle phase du capitalisme, il est possible de parler du développement d'un État néolibéral tout en considérant que cela ne veut pas dire que cette forme de l'État se présente comme un simple décalque des préceptes du néolibéralisme (3). Aucune forme d'État n'a jamais été et ne sera jamais la simple réalisation d'une seule et même idéologie. L'emploi de cette expression s'explique toutefois parce que nous sommes face à des modalités de la régulation politique qui obéissent à une nouvelle logique post-providentialiste, le terme de "néolibéralisme" visant à présenter l'idéologie et les forces sociales qui, en dernière analyse, dominent cette forme de l'État. Étienne Balibar affirme que :

l'État actuel est fondamentalement conçu comme l'institution étatique d'un marché ñ ce qui est sans précédent dans l'histoire : c'est en quelque sorte l'utopie libérale à l'état pratique ñ il n'y a pas de modèle préexistant. Il y en a d'autant moins que cette utopie ñ qui a eu et qui continuera d'avoir des effets réels, de même que l'utopie adverse, l'utopie communiste, a eu des effets réels ñ entreprend de passer dans la réalité à une époque historique où le marché absolument "libre" ne peut plus exister : tout marché aujourd'hui est indissociablement un rapport de forces entre des corporations publiques et privées d'échelle transnationale, et tout marché est une organisation sociale en même temps qu'économique" (1992, p. 187).

Il en vient à penser à une situation qu'il appelle l'étatisme sans l'État. "C'est l'étatisme, c'est-à-dire la combinaison des pratiques administratives, répressives, et des arbitrages contingents entre intérêts particuliers (y compris ceux de chaque nation, ou des classes dominantes de chaque nation) qui tient lieu d'État (et qui donne l'impression d'une prolifération de l'État)" (ibid.).

Ces tendances à la remise en cause de l'État providentialiste et à la domination de l'idéologie néolibérale ont été largement facilitées par l'effondrement des économiques centralement planifiées. Comme l'écrit Jean Mouchon, la disparition de la quasi-totalité des pays qualifiés jadis de communistes a diminué le champ des références possibles. "L'univers politique se restreint et le débat contradictoire devient difficile, faute de comparaison pertinente" (1995, p. 179). Ceci est d'autant plus vrai que dans les pays occidentaux, la plupart des partis susceptibles de diriger les gouvernements se sont mis à rechercher de plus en plus souvent le consensus. "C'est ainsi que s'est effectué un déplacement vers une république du centre qui ne permet pas qu'émerge la figure pourtant nécessaire de l'adversaire ; l'antagoniste d'avant est devenu un concurrent dont on va simplement essayer d'occuper la place, sans qu'ait lieu un véritable affrontement des projets de chacun" note Chantal Mouffe (1994, p. 15).

Mondialisation et libéralisation des marchés sont devenus deux des orientations majeures des politiques menées dans la plupart des pays les plus riches à partir de la fin des années soixante-dix (4). D'après Serge Latouche, la mondialisation de l'économie et la marchandisation de nouveaux secteurs constituent d'ailleurs deux phénomènes indissociables.

La mondialisation de l'économie ne se réalise pleinement qu'avec l'achèvement de sa réciproque, l'économicisation du monde, c'est-à-dire la transformation de tous les aspects de la vie en questions économiques, sinon en marchandises. […] Le politique, en particulier, se trouve totalement absorbé dans l'économique. La globalisation est ainsi tout autre chose que la généralisation des valeurs universelles d'émancipation portées par les Lumières, qu'on la juge souhaitable ou non. Ou plutôt, le pari est fait que la démocratie, les droits de l'homme, la fraternité planétaire suivront dans le sillage du marché, alors même que l'on peut chaque jour juger du contraire… La planétarisation du marché n'est nouvelle que par l'élargissement de son champ. On s'avance ainsi vers une marchandisation intégrale (1997, p. 140).

Serge Latouche conclut d'ailleurs à l'"omnimarchandisation" du monde (ibid., p. 142). Estimant que la "transnationalisation des firmes est certainement la principale cause de la décomposition du politique", il ajoute que cette dernière prend deux formes, "l'affaiblissement de l'État-nation et la déliquescence de la citoyenneté" (ibid., p. 145). D'une part, les États se sont de plus en plus soumis à la logique marchande. D'autre part, les citoyens et les citoyennes ont été de plus en plus dépolitisés. "Les lois de l'économie dépossèdent le citoyen et l'État-nation de la souveraineté, puisqu'elles apparaissent comme une contrainte que l'on ne peut que gérer et en aucun cas contester" (ibid., p. 146). Il en a résulté "la perte de la maîtrise de son destin par des collectivités citoyennes" (ibid.). Ce qui est en cause, ce n'est évidemment pas la fin du politique de façon générale, mais c'est la fin du politique en tant qu'instance autonome.

Comme en d'autres temps, il a pu être absorbé par le religieux, il tend à être dévoré par l'économique. [...] Le politique est totalement pris en charge par les mécanismes du marché d'une part, et l'hypercroissance d'une administration technocratique et bureaucratique, elle-même soumise aux impératifs du marché d'autre part. Les autorités politiques des plus grands États-nations industriels sont désormais dans la situation des sous-préfets de province naguère : tout-puissants contre leurs administrés dans l'exécution tatillonne de règlements oppressifs, mais totalement soumis aux ordres et étroitement dépendants du pouvoir central et hiérarchique, révocables ad nutum à tout moment. Simplement, et ce n'est pas rien, ce pouvoir central de Big Brother est devenu complètement anonyme et sans visage (ibid., p. 146).

L'État apparaît de plus en plus comme un "gendarme" et de moins en moins comme un système social visant à "encadrer" le développement du capitalisme. Loïc Wacquant estime même que l'on est passé, notamment aux États-Unis, d'un État charitable à un État pénal en transformant les services sociaux en instruments de surveillance et de contrôle des nouvelles classes dangereuses. L'"État Providence" tend désormais à faire place à "l'État Pénitence", afin de répondre aux éventuels "troubles sociaux" liés à la généralisation de l'insécurité salariale et sociale (1999).

La "société civile" en question

Alors que la sphère économique tend à obéir exclusivement à la logique de mise en valeur du capital, voire à la domination du capital exclusivement financier, alors que la sphère politique a largement perdu de son autonomie par rapport à la sphère économique, les regards se tournent de plus en plus vers les constituantes de ce que l'on appelle souvent "la société civile" afin de voir d'éventuels signes d'innovation sociopolitique. Or, celle-ci pourrait bien venir de la redéfinition de la notion même de citoyenneté. En effet, la distinction entre une sphère politique proprement dite définie par l'État, et une autre sphère, celle de la société civile, porte en elle le clivage entre deux façons de concevoir le rôle du citoyen, de la citoyenne. D'un côté, dans leur rapport à l'État, le citoyen, la citoyenne seraient ceux par le consentement duquel le pouvoir s'exercerait ; de l'autre, dans la société civile, ils seraient ceux qui nouent des liens déterminés avec d'autres individus déterminés, pour exercer en commun leur pouvoir. En conséquence, le citoyen, la citoyenne de l'État démocratique moderne détiendraient un pouvoir de consentir, source de toute légitimité du pouvoir politique ; mais ce n'est que comme membre de la société civile qu'il, qu'elle seraient à même d'exercer un pouvoir de faire, de développer une activité créatrice de liens avec d'autres êtres humains. Or, alors que dans le premier cas de l'exercice de la citoyenneté, la figure de l'État-nation demeure la référence ; dans le second, elle n'est plus qu'un référent parmi d'autres, les constituantes de la société civile se fixant un champ d'action extrêmement variable, entre local et global. Nous allons nous interroger sur ces questions dans le cadre de ce texte en émettant l'hypothèse que la façon dont les êtres humains, et notamment les militants et les militantes, vont "pratiquer" ces deux conceptions de la citoyenneté va tenir un rôle important dans la reconfiguration des relations et des imbrications entre les trois composantes de la société du point de vue de l'organisation politique : l'oikos (la sphère privée), l'agora (le lieu des échanges publics) et l'ecclesia (le lieu du pouvoir politique proprement dit) (Castoriadis, 1996, p. 229).

Traditionnellement, on constate que les recherches menées en sciences politiques ont surtout porté, notamment en France, sur l'implication du citoyen, de la citoyenne dans la vie politique entendue au sens strict, institutionnelle. Ces études se sont rarement éloignées de la matrice dominante de la sociologie électorale, considérant le vote comme une évidence et préférant mettre l'accent sur les caractéristiques de celui-ci tout en faisant attention à ne pas entamer un débat sur la pertinence même des procédures électorales. C'est ainsi que même la place de données aussi importantes que l'abstention, le vote blanc ou le vote nul ne semblent guère étudiées. La question du faible niveau de participation peut être posée, notamment en émettant les hypothèses d'une offre politique jugée insatisfaisante ou d'une attitude des citoyens et des citoyennes qui témoignerait d'un éventuel repli sur la vie privée. Mais il est plus rare que l'on se soit interrogé sur d'éventuelles autres pratiques que l'on pourrait qualifier de citoyennes. Érik Neveu estime par exemple que les mouvements sociaux n'ont pas été considérés comme un objet de recherche noble pendant longtemps (1996, p. 33).

Aujourd'hui, ce rôle citoyen semble être redécouvert à travers l'expression de "société civile". Or, celle-ci est manifestement difficile à cerner. Dans un article intitulé ""L'espace public", 30 ans après", Jürgen Habermas se contente d'en donner une définition floue qui est, selon lui, à la fois extérieure à l'État et aux entreprises. Pour illustrer ces propos, il mentionne les exemples suivants : "des églises, des associations et des cercles culturels, en passant par des médias indépendants, des associations sportives et de loisirs, des clubs de débat, des forums et des initiatives civiques, jusqu'aux organisations professionnelles, aux partis politiques, aux syndicats et aux institutions alternatives (1992, p. 186, [1990]). Et il écrit également que l'on "peut vainement chercher des définitions claires dans les publications se rapportant au sujet" (ibid.). Or, cette énumération ne peut guère remplacer une véritable définition. La difficulté est peut-être liée au fait que le terme a changé de signification au fil du temps. Au cours des siècles passés, la société civile était entendue comme l'ensemble des rapports sociaux hors-État définis par et à travers la sphère marchande de la société bourgeoise. Elle avait donc une dimension économique forte. Si on maintient ce schéma, l'analyse repose alors sur la relation entre société civile et État, celle-ci ne devant d'ailleurs pas être uniquement envisagée en termes d'opposition car ces deux référents ne sont jamais complètement séparés mais s'interpénètrent à des degrés divers. Ainsi, l'autonomie relative de la société civile n'exclut pas son financement, du moins partiel, par le budget de l'État. Elle réside dans le fait que les acteurs de la société civile, des artistes, des scientifiques, des éducateurs sociaux, ne sont pas contraints ou limités dans leur capacité d'expression par le pouvoir politique. L'ensemble des rapports interindividuels, des structures familiales, sociales, économiques, culturelles, religieuses, qui se déploient dans une société donnée, le font en dehors du cadre et de l'intervention de l'État mais un certain nombre d'activités humaines n'échappent tout de même pas aux règlements ou aux subventions émanant de l'État. Tel est par exemple le cas des familles qui bénéficient de diverses exemptions fiscales ou de garderies subventionnées. Dans ses formes paroxystiques, cette relation société civile/État peut correspondre, à la coprésence d'un État totalitaire et à l'atomisation de la société civile d'une part et à l'affaiblissement de l'État, voire à l'existence d'une société sans État (5).

Toutefois, on constate maintenant que les néolibéraux qui critiquent l'intervention de l'État le font beaucoup plus au nom de l'autorégulation du marché qu'au nom de la société civile. On en vient alors souvent à considérer que la société civile n'est pas non plus le marché. On retrouve alors une triade composée de l'État, des entreprises (le marché) et de la société civile. Cette distinction est intéressante mais pose problème car un nombre croissant d'entreprises créent et financent des organismes non lucratifs. Par ailleurs, les lobbies commerciaux telles que les chambres de commerce et les associations de banques défendent des intérêts marchands, même si ces organisations elles-mêmes ne produisent ni biens, ni services. Pour sortir de cette ambiguïté, il nous semble pertinent de distinguer, à l'instar de Jan Aart Scholte (2001), trois catégories d'organismes membres de la société civile en fonction de leurs objectifs, conformistes, réformistes ou radicaux. Les organismes conformistes cherchent à maintenir et renforcer les règles existantes. Beaucoup de lobbies d'entrepreneurs, d'associations professionnelles, les think tanks et certaines fondations adoptent de telles positions. Les organisations réformistes espèrent corriger ce qu'ils estiment mauvais dans les régimes existants, en conservant intactes les structures sociales qui les soutiennent. Les groupes socio-démocrates, les institutions de recherches, les associations de consommateurs et de consommatrices, les défenseurs des droits de la personne, les organisations humanitaires, certains groupes féministes (6) et la plupart des syndicats ont souvent un agenda réformiste. Enfin, les organismes radicaux veulent transformer l'ordre social. Ils sont souvent désignés sous l'expression de "mouvements sociaux" et comprennent des anarchistes, des environnementalistes, une partie des féministes et des syndicats, des pacifistes, des religieux, etc.

Les nouvelles formes de mobilisation sociale

C'est plutôt cette troisième catégorie, c'est-à-dire les acteurs qui effectuent une critique des systèmes politique et économique par la volonté de modifier les rapports de force qui nous intéressent.

Nous avons eu l'occasion pendant plusieurs années d'observer et d'analyser la mobilisation de citoyens et de citoyennes, notamment à l'échelle internationale (7). De façon générale, nous avons constaté que les mobilisations de ces dernières années sont dues en partie au fait que les activistes ont de plus en plus l'impression qu'avec le développement d'une gouvernance mondiale, leur rôle même en tant qu'électeurs et électrices tend à devenir marginal puisque le pouvoir législatif est marginalisé dans la plupart des pays, du moins les plus riches de la planète. Ce phénomène a pris une telle ampleur qu'il n'est pas rare d'entendre parler de "chambre d'enregistrement" à propos du Parlement. On retrouve ici l'opinion de Cornelius Castoriadis selon lequel la démocratie représentative n'a finalement de démocratique que le nom. "Généralement, la représentation signifie l'aliénation de la souveraineté des représentés vers les représentants" (1998, p. 23, en ligne). Cette adhésion aux nouvelles formes de militantisme semble plus s'opérer sur un choix raisonné individuel que sur une position sociale. Selon Jacques-Yvon Thériault, "habité par une culture de l'argumentation, l'acteur social contemporain construit les regroupements collectifs auxquels il appartient plutôt qu'il ne les subit" (1992, p. 69). Même si les travaux de chercheurs comme Pierre Bourdieu sur la reproduction sociale (cf. par exemple Bourdieu et Passeron, 1970) invitent à rester prudent à ce sujet, il est sans doute important de tenir compte à long terme de facteurs tels que l'élévation générale du niveau d'étude. En conséquence, cet investissement peut être plus temporaire et plus superficiel, mais ce qui a souvent été considéré comme une montée de l'individualisme et une apathie des masses face à la politique pourrait correspondre en fait plus à une crise des formes de mobilisation plutôt qu'à une remise en cause générale de l'investissement dans la politique, entendu de façon générale. Les nouvelles organisations sont fréquentées par des adhérents et des adhérentes qui investissent du temps dans les différentes activités alors qu'auparavant, bon nombre de personnes tendaient à réduire leur rôle au versement annuel d'une cotisation (cf. travaux de Mann, 1991, Fillieule, 1993, Fillieule et Péchu, 1993).

Pour aller plus loin, nous allons aborder maintenant les rôles des nouvelles formes de mobilisation à partir de la prise en compte des trois composantes de la société du point de vue de l'organisation politique telles qu'elles sont présentées par Cornelius Castoriadis :

  1. L'oikos, la maison-famille, la sphère privée, est le domaine dans lequel, formellement et en principe, le pouvoir ne peut ni ne doit intervenir. Comme pour tous les sujets dans ce domaine, même cela ne peut et ne doit être pris absolument […];
  2. L'agora, le marché-lieu du rassemblement, est le domaine dans lequel les individus se rencontrent librement, discutent, contractent entre eux, publient et achètent des livres, etc. Ici encore, formellement et en principe, le pouvoir ne peut ni ne doit intervenir ó et ici encore, dans tous les cas, cela ne peut pas être pris absolument. La loi impose le respect des contrats privés, interdit le travail des enfants, etc. […];
  3. L'ecclesia, terme utilisé ici métaphoriquement, est le lieu du pouvoir, le domaine public/public. Le pouvoir comprend les pouvoirs et ceux-ci doivent être à la fois séparés et articulés (1996, p. 229).

Prendre une place au sein de l'espace public

John Keane a identifié deux rôles principaux des composantes de la société civile, participer directement à la communication publique au sein de l'espace public d'une part et contribuer implicitement mais indirectement au débat public en élaborant des projets alternatifs. Dans les deux cas, l'objectif général consiste à contribuer à former des opinions (1988). Or, nous constatons en effet que bon nombre d'organismes accordent une attention de plus en plus importante dans leurs stratégies à de véritables politiques communicationnelles. Cette tendance doit être replacée dans l'évolution de l'espace public analysée par Yves de la Haye (1984) et Bernard Miège (1995, 1997). Ceux-ci distinguent quatre époques :

  1. la presse d'opinion étudiée par Jürgen Habermas (1978 [1962]), souvent réprimée par les autorités politiques et produite selon des critères qui ne relevaient pas de la logique de la marchandisation, voire même capitaliste;
  2. la marchandisation de la presse liée au développement de techniques de production plus modernes, à l'alphabétisation d'une partie importante de la population, et à l'apparition de la publicité commerciale;
  3. le développement de l'audiovisuel avec successivement le cinéma, la radio et la télévision caractérisé par une place relativement faible de l'information par rapport au divertissement en termes de contenu; et
  4. les "relations publiques généralisées" qui englobent l'ensemble des politiques de communication effectuées par les pouvoirs publics, les entreprises et les organismes de la société civile. Ce modèle implique tout d'abord la mise en œuvre par les États, les entreprises et les institutions sociales, de techniques de gestion du social dans le cadre de stratégies élaborées avec plus ou moins de précision. Il s'appuie sur la possibilité d'avoir recours à une gamme de plus en plus complète de dispositifs techniques. Il contribue enfin à remodeler les médias existants, qu'il s'agisse de la presse écrite ou de la télévision, les figures emblématiques des deuxième et troisième modèles (1997, p. 120-126).

L'association pour la taxation des transactions financières pour l'aide aux citoyens, plus connue sous son acronyme attac, dorénavant présente dans une trentaine de pays, est souvent considérée comme une figure emblématique de la "société civile mondiale" en formation, celle-ci étant caractérisée par l'existence de groupes qui s'occupent de questions transfrontalières, qui utilisent des modes de communication transnationaux, qui disposent d'une organisation mondiale, et/ou partagent comme prémice une solidarité transfrontalière (8). Or, attac et d'autres associations posent clairement les enjeux politiques en termes d'élaboration et de diffusion d'une "contre-expertise" au sein de l'espace public. La stratégie d'attac et consorts repose en effet sur l'idée forte selon laquelle la lutte pour les choix politiques s'effectue avant tout sur le plan des idées. En témoigne la façon dont les changements majeurs intervenus dans les années soixante-dix avec le déclin de l'État providentialiste et la montée en puissance du néolibéralisme sont expliqués au sein de ces associations. C'est ainsi que Susan George, vice-présidente de l'association en France, accorde un rôle crucial à la société du Mont-Pèlerin.

C'est en avril 1947 qu'une quarantaine de personnalités états-uniennes et européennes se sont retrouvées à l'invitation de Friedrich von Hayek en Suisse pour participer à un colloque de dix jours. À cette occasion, les membres du groupe déclarèrent que les "valeurs centrales de la civilisation [étaient] en danger" et que la liberté était menacée par "un déclin des idées en faveur de la propriété privée et du marché concurrentiel car, en l'absence de diffusion du pouvoir et de l'initiative que permettent ces institutions, il est difficile d'imaginer une société où il serait possible de préserver effectivement la liberté" (cité par George, 1996). Ce n'est pas un hasard si les membres de ce groupe ont accordé une très grande importance à la propagation des idées dans tous les milieux à partir notamment de la création de Think Tanks (boites à idées). Si l'université de Chicago a constitué le lieu emblématique de la pensée néolibérale autour de deux figures essentielles des sciences économiques au XXe siècle, Friedrich von Hayek déjà cité et Milton Friedman, elle a aussi été le lieu où se sont répandues les idées de l'un de ses professeurs, Richard Weaver, auteur en 1948 d'un livre qui a eu un retentissement important au sein des regroupements néolibéraux, un livre ayant justement pour titre Ideas Have Consequences. Susan George estime que la position dominante du néo-libéralisme tient pour une grande part à la remarquable cohésion intellectuelle de ses partisans et à leur détermination à payer des centaines de millions de dollars pour faire prévaloir l'hégémonie culturelle, telle que définie par Antonio Gramsci. Elle rappelle que faisant référence à Machiavel, Gramsci disait que le "Prince moderne" établissait son hégémonie au moyen d'une lente évolution de la conscience des peuples dans le cadre d'une "révolution passive" (9).

Depuis, le discours de la Société du Mont-Pèlerin a été repris puis développé au sein de nombreuses instances publiques (Organisation mondiale du commerce (omc), Organisation de la coopération et du développement économiques (ocde), G-7/8, Banque mondiale, Fonds monétaire international (fmi)) et organisations privées telles que le forum économique de Davos déjà mentionné mais aussi les conférences Bilderberg, la Commission trilatérale, etc. Cette nébuleuse fixe "le discours au sein duquel les politiques sont articulées" et circonscrit ainsi les bornes "de ce qui peut être pensé et ce qui peut être fait" (Cox, 1996, p. 301-302).

Ce n'est pas un hasard si c'est au sein du Monde diplomatique ó souvent considéré comme le phare de la (ou des) pensée(s) alternative(s) ó que le concept de "pensée unique" a fait l'objet de réflexions. Certes, on fait souvent référence à l'éditorial correspondant d'Ignacio Ramonet (1995) mais beaucoup d'autres articles ont été publiés au cours de ces dix dernières années dans le mensuel sur la façon dont la pensée néolibérale a pénétré tous les milieux, notamment académique et politique (10). Dès lors, l'emploi du terme de "contre-expertise" devient plus clair. Il s'agit bien de monter un discours alternatif, éventuellement comme le dit un autre "compagnon de route" d'attac, Riccardo Petrella, une "nouvelle narration alternative". En fait, selon les personnes qui sont à l'initiative de sa création, attac se retrouve dans la même situation de la société du Mont Pèlerin il y a une cinquantaine d'années. Toutefois, les méthodes apparaissent différentes. Alors que les membres de la société du Mont Pèlerin ont agi pendant longtemps dans l'ombre en s'intéressant à certains publics-cible, attac conçoit et véhicule des discours qui doivent être le plus largement diffusés dans l'espace public. Comme nous l'avons signalé, cette "contre-expertise" s'adresse aux citoyens et aux citoyennes, mais aussi aux responsables politiques. Quelle que soit la "cible", il s'agit avant tout de convaincre de la justesse des prises de position de l'association.

Il s'agit donc de mettre l'accent sur la prise de parole au sein de l'espace public. Pourtant, les membres de ces organisations sont souvent bien conscients que sur un "continuum" qui situerait les médias entre la sphère publique idéale et l'appareil idéologique, ces derniers sont caractérisés par un enchevêtrement entre les conditions matérielles et leur volet symbolique, ainsi que par l'interrelation entre le contrôle financier ou politique et l'influence des idées dominantes qui les place en fait plutôt du côté de l'appareil idéologique (Gingras, 1999). Toutefois, il importe de tenir compte du fait que le système médiatique n'est pas fermé et qu'il est possible à certains moments d'être présents au sein des principaux moyens de communication (journaux importants, stations de radio et chaînes de télévision nationales, etc.) tout en participant au développement de médias alternatifs et en investissant dans Internet. On retrouve d'une façon ou d'une autre l'espace public cher à Jürgen Habermas en tant que lieu de production et d'échange publics d'arguments sur les affaires de la cité. Le débat s'inscrit dans une dynamique de la citoyenneté et de la démocratie délibérative.

Entre agora et ecclesia

Lorsque les membres des groupes militants prennent la parole, ils se situent clairement dans l'agora mais, ce faisant, ils essayent aussi de rentrer en contact avec les responsables politiques comme nous venons de le mentionner. On se retrouve alors entre agora et ecclesia. Il en a été de même lors de plusieurs événements au cours de ces dernières années : la lutte contre le projet d'accord multilatéral sur l'investissement (ami) sous l'égide de l'ocde en 1998, la mobilisation contre la tenue de la rencontre de l'omc à Seattle en 1999, les manifestations à Prague et à New York lors des réunions des responsables de la Banque mondiale et du fmi en 2000, les mobilisations lors de la rencontre à Québec de 34 chefs d'État et de gouvernement en vue de la création d'une vaste zone de libre-échange des Amériques (zlea) et lors de la rencontre à Gènes des représentants des pays membres du G-7, autrement dit des pays les plus riches de la planète en 2001. À ces occasions, le rapport de force a été porté directement à l'échelle internationale, voire mondiale, les entités visées étant clairement les organisations qui peuvent être présentées comme étant les acteurs d'une nouvelle gouvernance mondiale, à savoir principalement l'omc, l'ocde, la Banque Mondiale, le fmi et le G-7, etc.

Selon Gilles Bourque, Jules Duchastel et Éric Pineault, il importe à ce sujet de distinguer "le gouvernement" et "la gouvernance" (11).

Le gouvernement (la gouverne) renvoie à la mise en œuvre des politiques ayant fait l'objet d'une législation, à travers les divers appareils liés au système démocratique. La gouvernance se présente plutôt comme un ensemble de pratiques qui soutiennent une régulation technojuridique de nature corporatiste. La gouvernance apparaît ainsi comme un gouvernement en dehors du politique. […] La gouvernance se déploie d'abord dans un espace mondialisé, non encore pleinement déployé, au sein duquel la corporation transnationale représente l'acteur central. Elle s'inscrit dans un type de régulation qui privilégie la forme du traité, en même temps qu'elle est mise en œuvre à partir d'institutions à dominante technobureaucratique comme l'Accord de libre-échange nord-américain (aléna), le Fonds monétaire international (fmi) et l'Organisation mondiale du commerce (omc). La régulation des rapports mondiaux tend ainsi à s'appuyer de plus en plus sur un régime transnational qui remplace le système international qui avait été créé après la Deuxième Guerre mondiale. Il s'agit d'une régulation de nature technocratique qui s'appuie sur les grandes organisations mondiales dans lesquelles le citoyen n'exerce pratiquement pas de pouvoir (1999).

Selon Bourque, Duchastel et Pineault, la mondialisation est avant tout caractérisée par cette mutation de systèmes d'entreprises organisés à l'échelle nationale en oligopoles et régulés à cette échelle directement ou indirectement par le politique à un système d'entreprises transnationales qui forment toujours un oligopole et qui sont maintenant de plus en plus souvent régulées par des instances de différents niveaux, mondial, régional, local. Alors que les États-nations ont favorisé la création de ces organismes et qu'ils leur ont attribué un pouvoir certain, les groupes militants semblent partagés. À travers leurs actions, un certain nombre d'entre eux tentent d'empêcher un déplacement des lieux de la discussion, des rapports de pouvoirs et de la production des compromis entre les acteurs sociaux. Ils mettent l'accent sur l'importance d'un retour à une version providentialiste des États, voire des regroupements d'États à l'instar de la construction européenne. Pour mener à bien ces stratégies, les associations vont alors se retourner de façon prioritaire vers les responsables politiques des États et demander un retour du paradigme fordiste qui reposait sur un triple fondement ó le progrès technique ; le progrès social conçu comme l'amélioration du pouvoir d'achat dans le cadre du plein emploi ; le progrès de l'État, considéré comme le garant de l'intérêt général redistributeur d'une partie des richesses accumulées sur ces bases. Leur position peut se comprendre aisément car la période qui a été appelée a posteriori celle des "Trente Glorieuses" a pu être considérée comme relevant de la démocratie progressiste et ce, aussi bien chez les intellectuels rooseveltiens que chez les communistes d'Europe occidentale, pour reprendre les termes d'Alain Lipietz (1992, p.279-280) (12).

Une autre position militante consiste à accepter le déplacement des lieux de la discussion, des rapports de pouvoirs et de la production des compromis entre les acteurs sociaux en se plaçant parfois même à l'échelle planétaire. Le fait même de développer une "mondialisation des résistances" contribue concrètement à la formation d'une société civile mondiale qui vise à équilibrer le développement de structures de gouvernance. Antonio Negri et Michael Hardt décident clairement de prendre position en faveur de la deuxième alternative estimant qu'il ne faut surtout pas être nostalgique d'un passé que nous aurions parfois tendance à mythifier.

L'Empire auquel nous sommes confrontés dispose d'énormes pouvoirs d'oppression et de destruction ó mais ce fait ne doit en aucune façon nous donner la nostalgie des anciennes formes de domination. Le passage à l'Empire et ses processus de globalisation offrent en effet de nouvelles possibilités aux forces de libération. La mondialisation, naturellement, n'est pas une chose unique et les multiples processus que nous identifions comme tels ne sont ni unifiés ni univoques. Notre tâche politique, avancerons-nous, n'est pas simplement de résister à ces processus mais de les réorganiser et de les réorienter vers de nouvelles fins. Les forces créatrices de la multitude qui soutient l'Empire sont tout aussi capables de construire de façon autonome un contre-Empire, c'est-à-dire une organisation politique de rechange des échanges et des flux mondiaux. Les luttes visant à contester et subvertir l'Empire, aussi bien que celles destinées à construire une réelle solution de remplacement, se dérouleront ainsi sur le terrain impérial lui-même ó et de fait, des luttes nouvelles de ce genre ont déjà commencé à émerger. À travers ces luttes et bien d'autres comme elles, la multitude aura à inventer de nouvelles formes démocratiques et un nouveau pouvoir constituant qui, un jour, nous emporteront à travers et au-delà de l'Empire (2000, p. 20).

Les pratiques militantes rejoignent ici l'idée selon laquelle la scène internationale devrait faire l'objet d'une démarche démocratique qui ne reposerait pas, comme cela est encore majoritairement le cas, sur la seule agrégation des attributs propres aux régimes démocratiques territorialement circonscrits. Jean-François Thibault (1999) note à ce sujet que l'un des premiers débats ayant marqué l'institutionnalisation de la discipline des relations internationales entre les deux guerres mondiales a justement porté sur l'exploration de cette idée de démocratie internationale, sur la nature du problème posé par cet espace international, ainsi que sur les conditions permettant d'envisager une solution démocratique à cette échelle. Depuis, l'idée de l'instauration d'un gouvernement mondial (13) a été plusieurs fois suggérée, mais a souvent été considérée comme relevant de l'invraisemblable. Dans le cadre de ce texte, nous nous contenterons de rétorquer qu'à une autre époque, l'État-nation a lui-même été crée de toutes pièces et qu'il a par conséquent d'abord dû être pensé et défendu. Ce sont des penseurs comme Machiavel, Bodin, Hobbes et Locke, entre autres, qui ont été les principales figures de ce renouvellement de la pensée politique et qui ont contribué à introduire, à développer et à articuler ces catégories qui nous semblent si familières mais qui consacrèrent alors une profonde rupture avec les siècles précédents.

Dans ses "réflexions sur la démocratie, la mondialisation et les relations internationales", Jean-François Thibault met l'accent sur les trois exigences que devrait porter en elle une démocratie comportant une dimension planétaire. Premièrement, la démocratie "devra parvenir, dans sa mise en forme symbolique même (Lefort, 1986, p. 20 et 257), à accommoder une multiplicité d'espaces et de lieux, recouvrant des réalités (aussi bien particulières, qu'universelles) en apparence fort distinctes les unes des autres et correspondant donc à autant d'éléments, de structures, d'entités, de déterminations ou de dimensions qu'elle devra en fin de compte parvenir à coloniser". En lien avec cette première exigence, la deuxième portera sur la notion de citoyenneté qui se trouve directement affectée par cet éclatement des repères identitaires qui lui donnaient jusqu'à présent son sens. "Une pratique démocratique demandera non seulement à ceux qui y participent qu'ils parviennent à concilier de nombreuses identités aussi bien individuelles que collectives […] mais elle suppose de plus qu'il soit effectivement possible de concevoir et d'articuler, sans soulever des tensions qui seraient insupportables, des droits, des devoirs et des responsabilités correspondants à une telle pluralité". La troisième exigence se pose en termes constitutionnels. Quelle pourrait être l'expression constitutionnelle qui serait susceptible de soutenir et de supporter cette mosaïque sans risquer une trop grande instabilité ? "Les architectes et concepteurs de cette infrastructure démocratique devront ainsi parvenir à équilibrer les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire de façon à ce qu'aucune institution ne parvienne à s'arroger une quelconque suprématie mais aussi de manière à ce qu'aucun groupe ne puisse non plus exercer un contrôle qui soit assez important pour pouvoir paralyser l'ensemble" (1999).

Pour le moment, il est impossible d'effectuer un état des lieux en la matière. Toutefois, en intervenant à plusieurs niveaux, les groupes militants remettent en cause le fait que la citoyenneté appelle traditionnellement la délimitation d'un territoire et d'un groupe, le territoire correspondant à la délimitation du lieu où les droits sont applicables et le groupe étant entendu comme l'ensemble des personnes titulaires de ces droits. La plupart de ces groupes s'orientent vers des objectifs sociaux précis, concrets et importants (logement, emploi, santé, etc), auxquels ils s'efforcent d'apporter des solutions directes et pratiques, veillant à ce que leurs refus comme leurs propositions se concrétisent dans des actions exemplaires et directement liées au problème concerné. Parallèlement à cette hétérogénéité des revendications et des terrains de lutte, ils essayent en revanche de participer à la formation de réseaux qui rassemblent ces regroupements. Ils ont d'ailleurs montré à plusieurs reprises qu'ils pouvaient établir un rapport de forces, du moins momentané, à partir de revendications formant un ensemble hétérogène de valeurs. De plus, ils ne se contentent pas de réagir face aux agendas des organismes internationaux et des États qui les soutiennent. C'est ainsi qu'une Marche mondiale des femmes a eu lieu sur les cinq continents pendant toute l'année 2000 et que depuis l'an dernier, un Forum social mondial se tient à Porto Alegre ó ville considérée comme étant un modèle à suivre en matière de budget participatif ó afin de faire face au Forum économique mondial qui a traditionnellement lieu à Davos, station de ski du canton des Grisons en Suisse. Le fait même qu'ils commencent aussi à monter de véritables sommets alternatifs témoigne du fait qu'ils refusent ainsi de s'obstiner à vouloir trancher entre les vertus respectives de l'universel ou du particulier, tout en reconnaissant leur existence dialectique au sein de la réalité des individus comme des collectivités. Il y a à la fois affirmation de l'égalité fondamentale de tous et reconnaissance des différences, individuelles comme collectives. De plus en plus, ils opposent un discours mettant en avant l'être humain ou l'humanité au discours dominant qui accorde la priorité à l'économie. On retrouve ici à la fois une bonne dose de pragmatisme et un certain idéalisme. Dans un ordre d'idées voisin, Riccardo Petrella insiste sur le fait que :

la reconstruction du politique passe par la redéfinition des identités au niveau ó et au-delà ó des cinq entités spatio-temporelles que sont la ville, la région, la nation, le continent, le monde. Ces identités ne peuvent se configurer qu'à partir de dynamiques d'appartenances ó le pluriel s'impose ici également ó pour l'expression de la représentation des sujets, individuels et collectifs, porteurs d'intérêts communs et divergents (1999, p. 3)

Il convient ici d'ajouter quand même un bémol. Il s'agit du fait que "la société civile n'est [...] pas en elle-même démocratique ; elle l'est uniquement lorsqu'elle baigne dans une culture démocratique qui tout en reconnaissant la différence ne cesse de l'interpeller" (Thériault, 1992, p. 78). Cette culture démocratique semble en effet seule susceptible de dépasser les contradictions entre universel et particularismes, à un moment où les composantes de nos sociétés sont de plus en plus diversifiées et où il est parallèlement question d'une conscience planétaire en formation. Suivre avec attention le développement de ladite "société civile mondiale" permettra certainement d'en savoir plus au sujet des deux premiers critères.

Celui lié au processus d'institutionnalisation nous apparaît encore largement théorique. Mais après tout, il n'est sans doute pas étonnant qu'il soit difficile de conceptualiser à ce stade-là. On peut quand même élaborer un questionnement un tant soi peu articulé en se demandant par exemple si la formation d'une démocratie mondiale devrait avoir pour fondations une base locale qui est aux yeux de certains plus propice à l'action directe ou partir du développement de réseaux et de stratégies d'action sur une base explicitement globale. On pourrait aussi s'interroger sur la multiplication des paliers de gouvernement, du local au mondial avec des responsabilités partagées ou sur l'application systématique du principe de subsidiarité entre paliers. Comme on peut le constater, les questions sont multiples et fort variées mais on remarque aussi dans le cadre de cette réflexion un tant soi peu peu vertigineuse que l'on retrouve ici l'un des principaux paradoxes que nous a légué l'imaginaire politique moderne : celui du mystère de la fondation des corps politiques, et, partant du fondement de la démocratie qui, parce qu'on la souhaite antérieure à l'acte par lequel ceux-ci se trouvent fondé, signale une situation indécidable que l'on ne peut pas éliminer et qui porte tout à la fois les germes de sa propre naissance comme de sa propre fin appelant ainsi son nécessaire re-commencement sous la forme d'une fondation qui serait sans cesse à refaire (Derrida, 1994). On retrouve aussi le concept d'autonomie cher à Cornelius Castoriadis, l'autonomie devant être entendue comme l'autolimitation de soi (auto/soi-même, nomos/loi). Il y a là un parallèle entre d'une part le chemin d'une analyse où le sujet remet en cause les désirs mythes de sa famille dans un processus d'élucidation réflexive et d'autre part la délibération au sein des instances, la médiation par la parole, afin de choisir ses "lois". En dernière instance, alors que pour l'individu, l'autonomie signifie l'acceptation de la mort ; pour la société, cela signifie reconnaître qu'il n'y a aucune garantie du sens, de la norme ; que la seule source du sens vient de sa propre activité ; que la société se donne des institutions qu'elle sait périssables (1990).

S'il est difficile d'aller très loin dans l'élaboration théorique au sujet des nouvelles institutions à mettre en place, on peut mentionner tout de même les pistes suggérées à partir de l'analyse des mobilisations citoyennes récentes. À l'échelle de la ville, à l'image de ce qui se passe dans une cité comme Porto Alegre, il serait possible de donner du pouvoir à de nouveaux parlements urbains, à des réseaux d'agora qui permettraient aux citoyens et aux citoyennes de participer activement aux affaires de la cité par la multiplication des expériences d'évaluation publique des politiques, par des débats organisés par de nouveaux réseaux publics à créer, par la valorisation des systèmes d'échanges locaux (sel) et des réseaux de partage des savoirs et des compétences. À l'échelle mondiale, toute élaboration de politique devrait passer par l'établissement de systèmes de régulations publiques qui permettraient à des ressources telles que l'air, l'eau douce, les océans, l'énergie solaire d'être considérées comme des biens communs patrimoniaux de l'humanité et d'être "gouvernées" comme telles (14).

Vers une démocratie continue ?

L'ensemble des considérations précédentes nous amène à nous interroger fondamentalement sur la démocratie. Alors qu'un certain de théoriciens que l'on peut qualifier d'"élitistes" (Berelson et al., 1954, Sartori, 1973) ont estimé que toute société est divisée en deux classes : dirigeants et dirigés (15), d'autres que l'on peut ranger dans un courant dit "participationniste" (Barber, 1997 [1984], Macpherson 1985 [1977], Resnick, 1984) mettent l'accent à la fois sur la nécessité d'améliorer l'efficacité de l'action publique et sur la dimension bénéfique de la participation, et ce quels que soient les buts poursuivis et atteints : la participation politique a un pouvoir "transformatif" sur les personnes car elle est vue comme l'activité la plus noble pour l'individu, tout en permet le développement du sens de l'intérêt public et du bien commun. Ces deux dimensions ó simplement technique ou d'ordre normatif ó sont présentes dans l'ensemble des discours sur la "démocratie participative", l'accent étant mis sur l'une ou sur l'autre en fonction des contextes, des acteurs et des enjeux. Toutefois, Jacques Chevallier note que la deuxième dimension est plus latente, et généralement formulée prudemment "de peur d'une remise en cause trop globale et prématurée des principes de fonctionnement du système libéral" (1975, p. 6).

Au-delà de ces deux versions de la démocratie, élitiste et participative, mieux vaut considérer que la démocratie est un processus : "on ne protège pas, on ne conserve même pas les droits démocratiques existants et la démocratie politique, dans les périodes de transition historique, si on ne prend pas le risque de l'élargissement, de la définition et de l'institution de nouveaux droits, qui remettent en cause d'anciens privilèges, ou d'anciens droits transformés en privilèges. Il faut remettre en jeu la démocratie pour éviter qu'elle ne dépérisse" affirme Étienne Balibar (1992, p. 16). Alain Lipietz considère d'ailleurs que la démocratie est une notion à double registre : "À l'intérieur d'un paradigme sociétal donné, elle apparaît comme la participation populaire à la régulation des différends à propos de droits supposés acquis. Entre les paradigmes, elle apparaît comme une échelle de valeurs mesurant l'élargissement des droits réels" (1992, p. 293). Or, le passage au paradigme actuel et auquel on n'a pas encore trouvé de nom vraiment satisfaisant bien que le terme "néolibéral" soit le plus employé, un paradigme caractérisé entre autres par la permanence des proclamations consacrées au progrès technique et à la libre entreprise ó entendue surtout comme la flexibilité dans l'organisation du travail, autrement dit comme la liberté pour les directions d'entreprises de licencier et de fixer les salaires (16) ó a mis en lumière les limites de la démocratie représentative. Comment expliquer ce changement dans l'état du sujet ? Jean-Guy Lacroix fait appel à l'expression de "conscience aiguë", expression qu'il définit ainsi :

la question de la conscience aiguë renvoie à la problématique de l'atteinte d'un état de conscience par le sujet dans les moments charnières du mouvement sociohistorique, donc dans les moments de rupture, et au surgissement dans le champ politique d'une volonté à laquelle cette conscience mène et qui traduit le caractère exceptionnel que prennent toujours ces moments d'orientation de la trajectoire sociohistorique (1998, p. 96).

Cet état de conscience serait-il susceptible de remettre en cause le fait que "seul et unique modèle de pouvoir démocratique, la démocratie représentative, constitutionnelle et laïque, fermement ancrée dans une économie essentiellement de marché, domine la vie politique du monde moderne" (Dunn, 1993, p. 82). Philip Resnick (1992) estime que le développement du capitalisme en tant que système socio-économique a prospéré avec la démocratie représentative, en tant que système sociopolitique. Si les tenants du libéralisme, comme John Locke, se sont tournés au XVIIe et au XVIIIe siècles vers la formule représentative, c'est parce qu'ils ont trouvé ainsi le moyen de limiter à la fois le pouvoir absolu des rois et de maîtriser celui du peuple jugé potentiellement perturbateur et niveleur. Certes, selon Philip Resnick, les propos de Jean-Jacques Rousseau ó qui lança une critique du principe représentatif en ces termes : "le peuple Anglois [sic] pense être libre ; il se trompe fort, il ne l'est que durant l'élection des membres du Parlement ; sitôt qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est rien" (cité par Resnick, 1992, p. 246) ó ont inspiré les révolutionnaires français de 1789 qui étaient partisans de la souveraineté populaire directe, l'idée d'un contrôle continuel par la base ayant été mis en avant par les sans-culotte. Cette prise de position en faveur d'une plus grande participation des citoyens aux affaires de la Cité a aussi été présente aux États-Unis dans certains écrits de Thomas Jefferson dans lesquels celui-ci a mis l'accent sur le rôle des wards (arrondissements), "des républiques pures et élémentaires, qui toutes ensemble, constitueront l'État et en feront une véritable démocratie, puisque les décisions prises dans les arrondissements concernent les aspects les plus immédiats, les plus quotidiens de l'existence" (ibid., p. 247). On peut sans doute également citer les cas de la Commune de Paris en 1871, du soviet (conseil) dans sa version originale qui devait permettre la pratique d'une politique articulée sur les intérêts directement exprimés par les ouvriers, paysans et soldats ou bien encore des rencontres annuelles ou biennales dans certains cantons suisses. Toutefois, ces exceptions mises à part, un seul système démocratique s'est développé au cours de l'époque moderne, celui de la "démocratie représentative", la démocratie étant un principe et la représentation sa concrétisation politico-institutionnelle.

Pour conclure, l'une des pistes les plus intéressantes à suivre est sans doute celle que propose Dominique Rousseau lorsqu'il développe le concept de "démocratie continue" (1995). De plus, comme nous allons le voir, elle a le mérite indiscutable de réconcilier les deux facettes du citoyen, de la citoyenne que nous avons distingué dans notre propos. La "démocratie continue" s'éloigne de la démocratie représentative tout en n'étant pas la démocratie directe. D'une part, comme nous pouvons le constater en ce moment, la démocratie représentative apparaît proposer une version très limitée de la citoyenneté qui n'est appelée à s'exprimer qu'autour du vote. D'autre part, la démocratie directe semble être impossible dans les sociétés contemporaines qui tendent à être de plus en plus complexes au fur et à mesure que le contexte de la mondialisation voit se créer des structures transnationales très diverses. La "démocratie continue" viserait à instaurer une nouvelle forme de relations entre représentants et représentés qui serait caractérisée par un contrôle permanent des seconds sur les premiers. Or, il est possible d'analyser, du moins dans une certaine mesure, les nouvelles formes de mobilisation comme une façon de contribuer à la formation de ce nouveau type de démocratie. Cela dit, il demeure plusieurs défis de taille, notamment celui de l'égalité de l'accès de l'ensemble des citoyens et des citoyennes à ces nouvelles formes de participation à la vie politique. Ceux et celles qui sont les plus à même d'y participer sont généralement les plus intégrés à des réseaux sociaux ou à des communautés de pensée. Ce ne sont pas forcément ceux et celles qui auraient le plus intérêt aux changements radicaux, ou si tel est le cas, ils n'en ont pas forcément conscience (17). Il s'agirait de redonner un véritable sens à la notion de représentation en favorisant l'introduction de mécanismes de délégation limités par des garanties de révocabilité, des accès plus égaux aux informations pour toutes et tous, une distribution plus égalitaire des capitaux économique et culturel, etc. L'objectif n'est évidemment pas de vouloir que tout le monde gouverne en même temps, ce qui serait absurde, mais de donner la possibilité à chacun et à chacune de participer à la vie politique. Dans la perspective d'une véritable autonomie pour l'ensemble des citoyennes et des citoyens et d'une société qui se reconnaîtrait comme une construction d'elle-même, le principe de l'existence de gouvernants et de gouvernés ne serait certes pas supprimé, mais il deviendrait en revanche impossible de concevoir une frontière aussi étanche entre les deux catégories. Autrement dit, les places deviendraient interchangeables.

In fine, ne retrouverait-on pas ici l'idée selon laquelle le citoyen, la citoyenne en démocratie se définit par le pouvoir qu'il, qu'elle détient en commun avec ses semblables ? Ce n'est donc pas en cherchant à inculquer des "valeurs citoyennes" aux membres de la cité que la citoyenneté se développerait, mais en accroissant la puissance d'agir, c'est-à-dire le pouvoir d'être cause de sa propre existence et cause pour sa part de celle de la communauté. Le pouvoir est d'abord celui de constituer des règles et des normes communesl ; il est à la fois source de toute légitimité et racine du sentiment d'appartenance de chaque individu à la communauté humaine.

 

NOTES

(1) Prenons par exemple le secteur de la radiodiffusion. L'existence de monopoles publics, puis dans le cas de la création de stations de radio et des chaînes de télévision privées, l'imposition de contraintes de financement et de programmation de la part des organismes de régulation ó comme le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (crtc) ou le Conseil supérieur de l'audiovisuel français (csa) ó n'a évidemment pas conduit ce secteur à sortir de l'économie capitaliste. Il a néanmoins constitué un frein à l'industrialisation et à la marchandisation systématique du secteur, et donc indirectement à la mise en valeur du capital au sein de celui-ci.

(2) D'après la Banque des règlements internationaux (BRI), les ì investisseurs institutionnels î des pays industrialisés (fonds de pension, compagnies d'assurance et sociétés d'investissement) avaient en 1995 des actifs financiers d'une valeur de 21 000 000 000 000 dollars, soit 21 000 milliards ou 21 trillions, pour moitié américains (Banque des règlements internationaux, 68e rapport annuel, Bâle, 8 juin 1998, tableau ì Les Investisseurs institutionnels dans une perspective mondiale, 1995 î, p. 84). Ce chiffre ne tient pas compte des actifs des banques commerciales internationales. Pour le placer en perspective, cela représente plus des trois quarts du produit mondial brut ou 3 500 dollars pour chaque individu. Ajoutons que si la mondialisation est une réalité et non plus seulement une tendance, c'est bien dans le secteur de la finance.

(3) Il n'est pas sûr que le terme de ì néolibéralisme î soit forcément le meilleur. Susan George estime par exemple qu'il serait autant, sinon plus approprié de parler de ì néoconservatisme î (1996). D'autres termes ont également été employés pour qualifier cette période. Toutefois, il semble bien que le terme de ì néolibéralisme î ó et son corollaire ì néolibéral î ó soit employé par de nombreux analystes. Il pourrait donc s'imposer progressivement. Sur le fond, Riccardo Petrella attribue les cinq caractéristiques suivantes à l'idéologie néolibérale : (1) l'affirmation de la primauté de l'individu, innovateur, consommateur, producteur. C'est lui, en interaction avec ses semblables, qui établit les règles ; (2) dans une situation où, à la place des normes générales, seules comptent les procédures autodéfinies et changeantes, le modèle permettant l'optimisation des transactions est le marché ; (3) le marché réalise la véritable justice sociale par l'ì équité î. Contrairement à l'État du bien-être, présenté comme un facteur d'injustice parce que sa politique redistributive pénaliserait l'initiative individuelle, la ì société de marché î serait profondément juste. En permettant à tout individu d'entrer en concurrence, elle lui donne en effet la possibilité de se prendre en charge, d'assurer son bien-être par ses propres initiatives et par sa créativité, (4) L'entreprise privée est l'organisation qui, dans la ì société de marché î, assure le mieux la coordination des transactions dans la concurrence et permet ainsi la redistribution la plus juste des coûts et des bénéfices sur le marché mondial ; (5) le capital est à la source de la valeur. Il en est la mesure, pour tout bien et service matériel et immatériel, y compris la personne humaine. Réduit à sa qualité de ì ressource humaine î l'individu n'a plus de ì valeur î s'il cesse d'être ì rentable î (1999, p. 3).

(4) L'ère néolibérale a commencé suite à l'élection de Margaret Thatcher au poste de premier ministre britannique en 1979. Proclamant volontiers son adhésion aux thèses de Von Hayek et de l'École de Chicago ó nous y reviendrons ó elle a mené une politique de privatisations massives et de libéralisation des marchés, de diminution massive des impôts pour les catégories les plus aisées de la population, de réduction drastique des dépenses de protection sociale et des investissements dans les biens publics, comme la santé, l'éducation et le logement, ainsi qu'une lutte à long terme contre les syndicats. Ronald Reagan a été élu peu de temps après aux États-Unis et a adopté une politique similaire. En revanche, en France, au pouvoir pour la première fois depuis 23 ans, la gauche, sous la présidence de François Mitterrand, a commencé par mener une politique radicalement différente à base de nationalisations d'entreprises et d'augmentation des faibles revenus. Après deux ans, un changement de direction a été pris car il était impossible de mener une telle politique économique et sociale à contre-courant. Le débat reste ouvert sur l'hypothèse de mener une politique dite de gauche à l'échelle des membres ó douze à l'époque ó de l'Union européenne.

(5) Ce cas de figure est quasiment impossible. Néanmoins, la période au cours de laquelle chaque milice disposait au Liban de son propre armement ó y compris de l'armement lourd sous la forme de missiles ó tend à se rapprocher de celui-ci. On notera au passage que les économistes libertariens estimaient à l'époque que même le marché de la défense n'avait pas de raison d'être national et public alors que selon la tradition néoclassique traditionnelle, la défense nationale constitue un bien public pur, indivisible et inappropriable.

(6) Parce qu'il concerne de par sa nature au moins la moitié de l'humanité, si ce n'est la totalité, le mouvement féministe est plus composite. On peut lire à ce sujet l'article de Francine Descarries ì Le projet féministe à l'aube du XXIème siècle : un projet de libération et de solidarité qui fait toujours sens î paru dans la revue Cahiers de recherche sociologique en 1998. Elle distingue trois catégories de théories féministes : ì le féminisme égalitaire î avec l'appel lancé par Betty Friedan en 1963, héritier des suffragettes et des mouvements antiracistes états-uniens, ì la réponse des radicales î à partir des années soixante-dix autour de la mouvance intellectuelle et politique du mouvement des femmes, et ì la réconciliation du féminin et du maternel î avec la conjoncture des années quatre-vingt-dix qui remet en cause la plupart des thèses collectivistes au profit de la redécouverte de l'individualisme et de la valorisation de la vie privée.

(7) Cela a notamment été le cas dans le cadre de notre thèse de doctorat intitulée ì L'utilisation de l'Internet comme mode de participation à l'espace public dans le cadre de l'ami et au sein d'attac : Vers un renouveau de la démocratie à l'ère de l'omnimarchandisation du monde ? î et effectuée en sciences de l'information et de la communication à l'École Normale Supérieure de Lyon (ex-Fontenay/Saint-Cloud) et à l'Université du Québec à Montréal (2001).

(8) Ces quatre attributs vont souvent ensemble, mais ce n'est pas obligatoire. Un groupe local peut prendre position sur une question planétaire comme le changement climatique et être de ce fait considéré comme faisant partie de la société civile mondiale. A l'inverse, une association à dimension mondiale peut se mobiliser sur un problème local à l'image de la famine dans tel ou tel pays africain.

(9) Gramsci voulait dire que, sans avoir recours à la force, une entité réussit à devenir hégémonique lorsqu'elle parvient à persuader toutes les autres d'accepter ses propres valeurs.

(10) Mentionnons à titre d'exemple les articles de Serge Halimi (1995) et celui d'Ibrahim Warde (1995).

(11) Pour leur part Antonio Negri et Michael Hardt estiment que ì le déclin de la souveraineté des États-nations ne signifie pas que la souveraineté a décliné en tant que telle. Tout au long des transformations contemporaines, les contrôles politiques, les fonctions étatiques et les mécanismes régulatoires ont continué de régler le domaine de la production et des échanges économiques et sociaux. Notre hypothèse fondamentale est que la souveraineté a pris une forme nouvelle, composée d'une série d'organismes nationaux et supranationaux unis sous une logique unique de gouvernement. Cette nouvelle forme mondiale de souveraineté est ce que nous appelons l'Empire î (2000, p. 16). Sans aller plus loin dans l'analyse, on notera que Hardt et Negri continuent à employer le terme de ì gouvernement î.

(12) Néanmoins, Alain Lipietz ajoute immédiatement que cette conception ì démocratique î a systématiquement exclu les travailleurs et les travailleuses peu qualifiés de la maîtrise de leurs activités ainsi que la quasi-totalité des citoyens et des citoyennes des décisions principales quant à la nature et aux conséquences du progrès. Il se trouve d'ailleurs que ce qui a pu être acceptable à une époque peut ne plus l'être ensuite. Nous y reviendrons.

(13) Pourrait-on envisager que l'Organisation des Nations-Unies (onu) puisse tenir ce rôle ? De par ses caractéristiques (structure, prise de décision, financement, etc.) et celles de ses composantes ó voir par exemple le Conseil de sécurité ó la réponse est forcément mitigée. ì La structure conceptuelle tout entière des Nations-Unies est fondée sur la reconnaissance et la légitimation de la souveraineté des États individuels î, comme le soulignent Michael Hardt et Antonio Negri. Ils ajoutent néanmoins que ce ì processus de légitimation n'est efficace que dans la mesure où il transfère le droit souverain à un centre réellement supranational î (2000, p. 27).

(14) Voir à ce sujet le contenu du colloque qui s'est tenu les 7, 8 et 9 novembre à l'uqam sur le thème du ì bien commun comme réponse politique à la mondialisation î, présenté par le Centre Études internationales et Mondialisation (ceim) : (http://www.ceim.uqam.ca/biencommun.html).

(15) Le fait que des minorités capables et compétentes soient partie prenante de la démocratie n'est pas un mal nécessaire, mais un facteur décisif de tels systèmes. Loin d'être un défaut du système, les élites démocratiques sont une de ses sauvegardes essentielles. Plus on étudie le régime démocratique, plus on prend conscience de sa complexité et de sa précarité. Et plus nous observons les moyens d'assurer sa survie, plus nous prenons conscience de ce qu'une société démocratique ne s'affirme et ne gagne du terrain que dans la mesure où des minorités responsables et dignes de confiance se consacrent à ce but (Sartori, 1973, p. 99).

(16) Une des premières mesures des États dits néolibéraux consista à appuyer la volonté des directions d'entreprises de casser la puissance du régime de la convention collective, afin de ì flexibiliser î le travail. Cette flexibilisation, qui a impliqué une certaine ì désalarisation î du travail a été compensée en partie par le développement de l'épargne collective à rendement élevé, ainsi que du crédit à la consommation, ce qui a permis de financiariser le revenu d'une certaine partie de la classe moyenne, et donc de soutenir financièrement la consommation. De plus, les États dits néolibéraux se sont lancés dans un démantèlement actif des appareils de régulation du système des entreprises en décloisonnant et en déréglementant le champ de leurs activités. Ce vaste chantier de libéralisation, ouvert dès le début des années 1980, s'est étendu à l'ensemble des économies capitalistes avancées, ainsi qu'aux pays en voie de développement, puis aussi aux anciens pays dits communistes.

(17) On constate par exemple cette difficulté au sujet de nos actions contre l'environnement de la Terre. Même depuis la ratification des accords de Kyoto, les pays signataires hésitent à appliquer les décisions prises. Ont-ils vraiment conscience des véritables enjeux ?