LES TABLEAUX HISTORIQUES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Claudette Hould
Professeur associée, département d'histoire de l'art et dix-huitiémiste, Université du Québec à Montréal
hould.claudette@uqam.ca

Conférence donnée dans le cadre du colloque FINIR LA RÉVOLUTION de la Chaire unesco-uqam sur l'étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique.

[Cette présentation a été publiée dans Les Nouvelles de l'Estampe, mai-juillet 2002, n° 182, pp. 42-46.]

Mon propos est de présenter les Tableaux historiques de la Révolution française, cette entreprise monumentale de gravures historiques savantes publiées en France en pleine Révolution.

À l'occasion de l'exposition présentée du 21 juin au 4 novembre 2002 au Musée de la Révolution française à Vizille, (Ill. 1) la RMN a publié une monographie de 318 pages : "La Révolution par la gravure Les tableaux historiques de la Révolution française (1791-1817) Une entreprise éditoriale et sa diffusion en Europe"

L'exposition consacrée à la version française des Tableaux historiques de la Révolution française, et à ses contrefaçons publiées en Hollande, en Allemagne et en Belgique a été reprise au Museum Kunst Palast à Düsseldorf du 14 décembre 2002 au 9 mars 2003 (Ill. 2).

J'ai moi-même réexaminé l'histoire éditoriale des Tableaux historiques français ; le 3e volume de cette édition, composée exclusivement de portraits, a fait l'objet de la thèse de doctorat de Stéphane Roy ; Annie Jourdan a étudié la contrefaçon hollandaise, les Tafereelen van de Staatsomwenteling in Frankrijk et Rolf Reichardt a analysé pour l'Allemagne les diverses interprétations littéraires et finalement gravées dans le Denkbuch der Franzoesishen Revolution.

Révisant les savants travaux de Maurice Tourneux à la fin du XIXe siècle, j'ai porté une attention particulière à l'histoire éditoriale de la suite française, une vaste publication étalée sur vingt-cinq ans : deux cent-vingt-quatre gravures - les gravures événementielles, appelées Tableaux dès l'origine, étaient accompagnées de Discours - offrant aux contemporains, dans l'ensemble de l'Europe aussi bien qu'en France, et à la postérité, une histoire imagée de la Révolution française exceptionnellement précise et vivante - changeante aussi - demeurée à peu près inconnue des historiens depuis la fin du XIXe siècle.

Lancé au début de juillet 1791, l'ouvrage projeté de quarante-huit gravures accompagnées de textes et vendues par deux en livraisons mensuelles, allait connaître, après des remaniements successifs, cinq éditions entre 1791 et 1817 et totaliser dans l'édition complète en trois volumes trois frontispices, cent quarante-quatre Tableaux gravés avec leurs discours explicatifs et soixante-six portraits.

Initiée par des artistes dessinateurs et graveurs, l'entreprise souffrit les agitations de la politique et connut plusieurs remaniements dans la structure éditoriale, dans la propriété de l'édition, dans le choix des collaborateurs - artistes et rédacteurs - et surtout dans les textes d'accompagnement qui ont varié à chaque édition reflétant, de la Constituante à la Restauration, les mouvements d'opinion selon les modes de gouvernement.

Les quarante-huit premiers Tableaux et leur texte d'accompagnement annoncés par le prospectus de 1791 étaient publiés au début de 1794. Le cours des événements révolutionnaires et le succès de l'entreprise encouragea les responsables à la poursuivre et, en 1798, quatre-vingt gravures - dorénavant désignées comme Tableaux historiques - furent réunies dans un volume dont les textes par Chamfort et Ginguené avaient été remaniés par Pagès pour les "dégager de toute rouille révolutionnaire" ; on ajouta neuf gravures d'une entreprise concurrente relatives à des événements préliminaires à la révolution. En 1802, la publication, portée à cent quarante-quatre gravures auxquelles on ajouta soixante portraits parut en trois tomes, les textes ayant subi de nouvelles modifications. En 1804, une nouvelle page de titre permet à l'éditeur d'écouler les gravures en leur adjoignant les défets des textes des précédentes éditions et en ajoutant six nouveaux portraits. Enfin, après le retour des Bourbons, parut en 1817 une édition simplifiée dont les textes des gravures étaient réduits à une notice descriptive et ceux des portraits modifiés dans un sens nettement bourbonien. Un travail de longue haleine a permis d'avancer de nouvelles hypothèses sur cette histoire éditoriale et sur les acteurs de cette entreprise unique, complexe et mouvementée.

Rapidement, les gravures des Tableaux historiques connurent une diffusion européenne telle que des éditeurs étrangers les jugèrent assez représentatives et fidèles aux événements pour les contrefaire et les publier dans leur langue.

Dès 1794, commencent à paraître à Amsterdam les Taffereelen van de Staatsomwenteling in Frankrijk (Ill. 4) dont les soixante-dix-sept "tableaux" reprenaient en bonne partie les compositions des Tableaux français (Ill. 3) ; de 1794 à 1807 ils composeront vingt-cinq livraisons, chacune avec son frontispice, augmentées de soixante-dix-neuf portraits, une initiative originale qui a pu inspirer à l'éditeur Auber l'ajout de portraits à l'édition française. Les auteurs des textes, Martinus Stuart et Jan Konijnenburg, s'étendent longuement et plutôt favorablement sur les causes et les conséquences des événements révolutionnaires français.

En Allemagne, après quelques projets amorcés au début des années quatre-vingt-dix, paraissent en 1815 et en 1819, quatre-vingt-quatre planches gravées, presque toutes copiées des Tableaux français, dans le Denkbuch des Franzoesischen Revolution (Ill. 5). Bien qu'inspirés par les Discours des Tableaux français (1798), les textes du baron de Seida und Landensberg demeurent personnels et fondamentalement pro-monarchistes.

Un tableau comparatif des trois éditions illustre d'emblée les emprunts des Hollandais et des Allemands aux Tableaux, bien que cinquante-sept des cent quarante-quatre sujets français n'aient inspiré aucun des contrefacteurs qui, en revanche, ont à dix reprises choisi des modèles différents des Tableaux français ou carrément ajouté des sujets à leur suite - vingt-deux en l'occurrence.

En Belgique, Chateigner offrit à partir de 1795 des réductions en médaillons des Tableaux français, de l'Assemblée des notables en 1787 à la Pacification de la Vendée en avril 1795, et les réunit en huit grandes planches, totalisant cent vingt-quatre médaillons dont une bonne partie sont repris exactement des compositions des Tableaux (Ill. 6).

Enfin, on connaît un commencement d'édition en anglais d'après les Tableaux préliminaires repris à l'édition concurrente de L'Épine et Niquet.

Exemples probants de transfert culturel en Europe, ces gravures de facture savante et leurs contrefaçons, outre qu'elles offrent des représentations fidèles de Paris et de sa population à la fin du XVIIIe siècle, construisent, image après image, la mémoire des événements politiques et militaires survenus dans la France révolutionnaire jusqu'au 18 Brumaire. Les discours et les textes afférents traduisent les fluctuations des interprétations politiques par les contemporains.

Tout en accordant une place significative à la comparaison des images contrefaites avec leurs modèles empruntés aux Tableaux (Ill. 7. 8. 9) mais aussi à d'autres gravures, l'exposition de Vizille offrait au visiteur une réflexion sur les qualités techniques et esthétiques de ces gravures savantes, modernes par leur représentation minutieuse de l'actualité et par leur caractère inédit de reportage, et sur les motivations diverses des créateurs de cette immense production. Outre une série de thématiques relevées dans les Tableaux (événements symboliques de la Révolution - le Dix août - la famille royale, la fête, la violence), une importante section consacrée à la représentation de l'architecture parisienne, subsistante ou disparue, permet de mesurer la précision topographique des dessins de Prieur, l'auteur "engagé" de soixante-sept Tableaux, si passionnément attaché à témoigner de la participation du peuple aux journées révolutionnaires. La suite des Tableaux français est complétée par une présentation de quelques portraits. Enfin, une section consacrée à la fortune des Tableaux historiques démontrera aux visiteurs une familiarité, parfois inconsciente, avec ces images abondamment utilisées dans les manuels jusqu'à nos jours. Quiconque fréquente les ouvrages anciens ou contemporains sur la Révolution française rencontre souvent des illustrations tirées de cette suite, rarement identifiées, jamais datées ni replacées dans leur propre histoire éditoriale (une Histoire de la Révolution publiée chez Hachette à la veille du Bicentenaire est entièrement illustrée de gravures des Tableaux historiques sans qu'on puisse trouver une seule mention de leur source). Cette habitude de recourir aux gravures des Tableaux historiques pour illustrer des livres d'histoire a commencé dès le début du XIXe siècle. Elles nous sont bien familières les petites gravures - trente-sept en tout - réparties dans les cinq volumes de Jacques-Antoine Dulaure, Esquisses Historiques des principaux événemens de la Révolution française publiées à Paris en 1823. Signées sous le trait carré Dessiné et Gravé par Couché fils (aucune mention de Prieur ni des autres dessinateurs des Tableaux) ; Terminé par Bovinet, ou par Lejeune ou Gossard, ces copies seront reprises jusqu'à la 3e édition en 1835.

Au même moment, commence en 1824 la publication par François-Auguste Mignet de son Histoire de la Révolution française, depuis 1789 jusqu'en 1814. Ce n'est qu'à la 6e édition, en 1836 que cette Histoire reçoit des illustrations, copiées cette fois d'après les vignettes de Duplessi-Bertaux (décédé en 1818) pour les portraits du 3e volume des Tableaux historiques. Groupées par deux sur une page en regard d'une page de texte, dans le sens de la largeur, elles ne comportent sur l'épreuve aucune identification d'auteur, ni de sujet. Au XXe siècle on ne compte plus les utilisations des Tableaux, de la simple illustration d'événement ou de personnage à la reproduction plus ou moins complète de l'ouvrage.

Les premiers travaux sur ces éditions des Tableaux historiques par une équipe de recherche internationale ont été publiés en allemand à la suite du colloque organisé par Rolf Reichardt en 1998 à la Justus-Liebig Universität de Gießen (1). Des articles approfondis destinés à la monographie publiée à l'occasion de l'exposition de Vizille sont enrichis par l'iconographie complète des ouvrages français, hollandais, allemand et belge (sous la forme d'un tableau comparatif) ainsi que par la transcription intégrale de tous les avis et prospectus répertoriés. Réunies pour la première fois, ces analyses et l'iconographie livrent la matière pour évaluer précisément la nature et l'impact de ce spectaculaire transfert culturel en Europe. Outre cet ouvrage de référence sur les Tableaux historiques, le Musée de Vizille a présenté le parcours de l'exposition dans un Journal d'accompagnement offert gratuitement.

Illustrations

1- Musée de la Révolution française au Château de Vizille (15 k. au sud de Grenoble).

2- Museum Kunstpalast, Düsseldorf : exposition des Tableaux historiques de la Révolution française.

3- Première fête de la Liberté à l'occasion des Suisses de Château-vieux, le 15 avril 1792. Gravure à l'eau-forte et au burin par Pierre-Gabriel Berthault d'après Jean-Louis Prieur, 1796. 19,6 x 27 cm. 59e Tableau historique de la révolution française. De Vinck 3567.

4- Eerste Vrijheid-feest, gewijd aan de Zwitzers van Chateau-vieux, op den 15den van Grasmaand 1792. Gravure à l'eau-forte et au burin par Reiner Vinkeles et Daniel Vrijdag, 1800. 15,5 x 21,5 cm. 32e Taffereelen van de Staatsomwenteling in Frankrijk. De Vinck 3569.

5- Erstes Fest der Freyheit bey Gelegenheit der Schweizer von Chateau-vieux den 15. April 1792. Gravure à l'eau-forte et au burin anonyme [J. A.Otto] d'après Jean-Louis Prieur, 1815. 14,5 x 20,6 cm. 38e " Tableau " du Denkbuch des Franzoesischen Revolution. De Vinck 3568.

6- 15 AVRIL 1792. Premiere fète de la Liberté, à l'occasion des suisses de Chateau-vieux. La fète qui consacra le bienfait du décret qui arrachoit aux galleres ces 40 victimes de Nancy et leur retour à Paris, est le sujet de ce Tableau. Gravure à l'eau-forte par G. Jacowick d'après J. Lorent, 1798. Diamètre 9 cm. 76e médaillon, 5e planche de La Galerie historique, ou Tableaux des Evénemens de la Révolution Française, Bruxelles, J. Chateigner Éd. De Vinck 6095.

7- Le Roi arrivant à Paris avec sa famille, escorté de plus de trente mille âmes, le 6 Octobre 1789. Gravure à l'eau-forte et au burin par Pierre-Gabriel Berthault d'après Jean-Louis Prieur, 19,5 x 25,2 cm. 31e Tableau historique de la Révolution française. De Vinck 3006. (voir gravure 1 ci-bas)

8- De Koning komende met zijn Gezin, te Parijs, verzeld door meer dan dertig Wijnmaand 1789. Gravure à l'eau-forte et au burin par R. Vinkeles & D. Vridag, 1797, 15e Tafereelen de Statsomwenteling in Frankrijk. De Vinck 3008. (voir gravure 2 ci-bas)

9- Der Köenig köemt seiner Famille unter iner Bedeckung von mehr denn dreißigtausend Menschen in Paris an den 6 Oktober 1789. Gravure à l'eau-forte anonyme. Denkbuch der franzoesischen Revolution nø 20. De Vinck 3007. (voir gravure 3 ci-bas)

 

NOTES

(1) Danelzik-Brüggemann, Christoph et Rolf Reichardt (sous la dir. de), Bildgedächtnis eines welthistorischen Ereignisses. Die Tableaux historiques de la Révolution française, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2001, 334 pages.

Quelques observations sur le soixante-dix-septième tableau (à venir...)